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l’homme et la terre. — la révolution

Peut-être même que, dans son ensemble, l’armée républicaine fut vaguement pénétrée d’un peu de cet idéal et se trouva ainsi soulevée au-dessus de la vie ordinaire des camps. Du moins ce zèle de propagande armée fut-il le prétexte que l’on fit valoir tout d’abord. Mais combien vite les mœurs de la soldatesque, les instincts de meurtre et de pillage eurent pris le dessus, combien l’ambition, désormais permise au soldat, fit miroiter à ses yeux les broderies et galons de l’officier, et jusqu’au « bâton de maréchal » ! L’idée du « ternaire sacré » se perdit bientôt dans les campagnes ravagées et les cités prises d’assaut.

D’ailleurs les victoires des armées dites républicaines furent achetées bien cher ! Devant l’imminence des dangers où l’on risquait de sombrer, le gouvernement de la France, que les rumeurs de la foule entraînaient d’ailleurs dans cette voie, prit « le salut public » pour règle de sa conduite et sanction de ses actes[1].

De même que naguère les prêtres avaient Dieu pour seul juge de leurs agissements envers les hérétiques, de même les chefs de la Convention, devenus des maîtres de la République, ne croyaient plus avoir de responsabilité que devant leur intime sentiment du bien. Ils n’obéissaient qu’à un seul devoir : sauver la patrie, quels que fussent les moyens employés et quelles que fussent les victimes à sacrifier. Or, le gouvernement se compose toujours d’hommes en chair et en os, ayant leurs instincts, leurs passions, leurs amours et leurs haines : la nature humaine voulait que les détenteurs du pouvoir et toute la tourbe des parasites gravitant autour d’eux vissent des ennemis publics surtout dans leurs ennemis personnels, et les exécutions sommaires devaient très fréquemment tomber à faux. Par un monstrueux contre-sens, il se trouva qu’au moment précis où la République, succédant à la monarchie, prétendait constituer le droit humain, et proclamer comme règle première le respect, de la liberté individuelle, le nouveau régime procéda au contraire en sens inverse de son principe, et prit pour axiome que la vie d’un membre de la communauté est chose parfaitement négligeable pour la communauté elle même : quelques gouttes de sang en plus ou en moins.

Ce fut l’époque dite de « la Terreur », non qu’en ces deux années commençant aux massacres de septembre 1792 il y ait eu plus de

  1. Théodore Duret, Revue Blanche, 15 mars 1901, p. 419.