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l’homme et la terre. — latins et germains

la nature elle-même : les anciens cours des rivières indiquaient d’avance le tracé des routes liquides artificielles. Dès l’année 1669, la haute Oder se continuait vers la basse Elbe par le canal de la Spree, simple restauration d’un ci-devant lit, et les denrées expédiées de Breslau arrivaient en moins d’un mois devant les quais de Hambourg. Grâce à cette diagonale de navigation, l’unité commerciale était faite bien longtemps avant qu’on pût songer à l’unité politique[1].

Solide et compacte comme elle l’est, l’Allemagne doit être normalement, même sans l’aide des ambitions patriotiques, un centre des plus actifs. Il est des contrées qui, sans appartenir à l’empire germanique, n’en font pas moins partie intégrante de l’Allemagne littéraire, scientifique, philosophique et sociale. Telles sont les provinces danubiennes de l’Autriche, la zone septentrionale de la Suisse, et même, dans une certaine mesure, le district des Carpates hongroises dit « pays saxon », ainsi qu’en Courlande, en Livonie, en Ehstonie certaines enclaves urbaines : Schweinfurt, de Beer, Junker, nés dans l’empire des Tzars, sont bien des Allemands et non des Russes. La statistique annuelle des libraires de Leipzig publie les listes des ouvrages allemands appartenant à tout cet ensemble de 75 millions d’individus : c’est la part de la grande Allemagne dans le travail intellectuel du monde. Evidemment, ce sont là des éléments d’unité bien supérieurs à ceux que proclament les traités et que sauvegardent soldats et gendarmes ; malgré les frontières, le vrai travail du cœur et de la pensée se fait en commun et le groupement naturel fonctionne librement dans l’organisme humain.

Cette unité naturelle et libre ne suffit pas à des patriotes impatients, qui la voudraient artificielle et forcée. À ce désir d’agrandissement, souvent énoncé avec fracas, répond, de l’autre côté du lac de Constance, un sentiment évident de crainte : il faut constater que la Suisse est stratégiquement ouverte le long de la frontière du Rhin. En dépit du lien national très ardent qui anime d’autant plus les Suisses que leur patrie est plus petite, l’instinct les avertit que la défense stratégique, très possible en théorie, serait pourtant impossible, parce que la volonté résolue ne peut être la passion collective de toute une armée, et l’on sait d’avance que les paroles sonores prononcées dans les banquets patriotiques n’ont point valeur de prophétie.

  1. J. Partsch, Lage und Bedeutung Breslaus, p. 11.