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l’homme et la terre. — latins et germains

les terres maurétaniennes ne sont que très partiellement, au point de vue ethnologique, des annexes de l’Europe moderne ; elles sont avant tout un pays berbère, et encore, dans une certaine mesure, une région de conquête arabe : l’Asie s’y mélange donc avec l’Europe et avec l’antique Occitanie. Lorsque Napoléon III, au grand scandale des colons français, qualifia l’Algérie de « royaume arabe », il y avait dans son dire une grande part de vérité. Du reste, les militaires français qui avaient rattaché l’Algérie à l’Europe professèrent toujours la même opinion que l’empereur de leur choix, et cette opinion leur était imposée par l’esprit de corps : le désir de commander, si naturel à des soldats, leur faisait préférer des sujets arabes, dont ils étaient les maîtres absolus, à des concitoyens français qu’ils pouvaient sans doute traiter en pékins et mépriser, du moins en paroles, mais qui restaient protégés par la loi commune.

Puis vint l’ère de la colonisation officielle ; on avait empêché les immigrants de s’établir à leur gré sur des terres achetées amiablement aux Arabes ; maintenant on allait déterminer d’avance le lieu où serait bâti un village de tant de maisons avec des jardins de tant d’ares et des champs de tant d’hectares, et on y expédierait un nombre de cultivateurs fixé dans les bureaux de Paris, avec un cahier de charges dûment signé et paraphé par toute la série des autorités militaires et civiles. Aïn-Fouka, le premier village fondé par le général Bugeaud, qui a reçu dans l’histoire la réputation d’un grand colonisateur, fut inauguré en marche militaire par une compagnie de 147 colons ayant à sa tête officiers et soldats et précédée de tambours. Chaque concessionnaire reçut, avec la demeure et le champ, un douaire de sept cents francs et une femme mandée de Toulon par le général. On comprend ce que devint la population de ce village officiel, heureusement remplacée en peu de temps par des familles de cultivateurs sérieux. Fouka est devenu le gracieux village côtier de Castiglione, aux habitations éparses sur la plage et dans les vignobles.

La comédie de la colonisation officielle se changea plus tard en tragédie, lorsque en 1848, l’Assemblée Nationale, voulant se débarrasser des révolutionnaires parisiens, s’occupa d’installer d’un coup quinze mille colons dans une quarantaine de villages fondés de tous les côtés un peu au hasard. Ce fut un lamentable désarroi. La plupart des colons improvisés périrent ou se dispersèrent : en tel village il ne resta plus qu’un seul individu, nommé par dérision « le garde des ruines ». Une fois encore, il fut prouvé que la colonisation officielle est plus funeste qu’utile