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l’homme et la terre. — latins et germains

non seulement le nombre des mariages officiels diminue régulièrement et celui des célibataires augmente, mais les époux eux-mêmes se rapprochent de plus en plus du célibat[1].

Quel est donc leur idéal ? Celui de perpétuer la richesse ou du moins le bien-être dans la famille. Ne pouvant la garder pour lui seul par delà le tombeau, l’égoïste possesseur veut du moins que le domaine ne soit pas morcelé et il préfère courir le risque d’avoir à le transmettre à un cousin plutôt que de le partager entre plusieurs enfants. Chose bizarre et contre nature : la procréation des enfants, c’est-à-dire l’évocation de la génération qui vient et qui devrait continuer pour le mieux l’œuvre de l’humanité, est laissée aux malheureux, à ceux qui n’ont aucun souci de l’avenir. Et cette incurie des géniteurs vaut peut-être encore mieux que le souci de ceux qui voient dans les enfants la simple continuité du nom, de l’héritage, de l’influence aristocratique ou bourgeoise.

Si le propriétaire tient à l’éternelle durée de sa propriété, du moins peut-il la transmettre aux siens, tandis qu’une autre catégorie d’individus n’a pas même cet idéal. Le fonctionnaire, c’est-à-dire l’homme préposé à la surveillance de ses concitoyens, est facilement entraîné à n’avoir que des ambitions personnelles. Les officiers, les employés de l’Etat, les salariés des compagnies ont une existence assurée, non uniquement par leur travail, comme il semblerait au premier abord, mais surtout par le bon vouloir de supérieurs qui peuvent les renvoyer, les ruiner, quand il leur conviendra. Bien plus, tous ces employés n’ont en perspective des appointements supérieurs, une amélioration de leur sort qu’à la condition de plaire aux chefs : l’avancement est à ce prix. L’intérêt leur impose donc des visites, des services, des complaisances, un certain décorum indispensable pour accroître leurs chances d’avancement : les dépenses sont presque toujours celles du rang auquel on aspire. Dans ces conditions une famille nombreuse est impossible ; elle serait même un scandale aux yeux de ceux qui peuvent distribuer les bourses et les places aux enfants supplémentaires. Des raisons analogues entraînent aux mêmes pratiques ceux qui exercent des professions libérales, tels que les médecins et les avocats ; enfin les individus dont les fonctions impliquent une éducation relativement supérieure et qui jouissent en même temps d’un revenu fixe, c’est-à-dire les recteurs et professeurs

  1. Edmond Demolins, A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, p. 130.