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l’homme et la terre. — latins et germains

reculer… Chaque puissance retrouve toute sa lucidité et toute son énergie dès qu’il est question des intérêts matériels de ses ressortissants »[1]. Tuez vos Arméniens si le cœur vous en dit, mais ne touchez pas à notre argent.

Vraiment une pareille indifférence devant les injustices les plus flagrantes, devant les crimes collectifs les plus affreux pouvait à bon droit porter des esprits moroses à s’imaginer que c’en était bien fini, que la source de toutes les nobles passions était irrémédiablement tarie. Et pourtant, à cette époque, se produisit un événement en soi fort banal, un déni de justice commis sciemment envers un officier qui avait le tort de déplaire à ses camarades. De pareilles choses se présentent tous les jours, mais il faut une certaine combinaison de circonstances, puis le temps nécessaire pour que l’opinion se passionne, et enfin le talent, le vouloir communicatifs de quelques hommes vaillants pour déterminer le mouvement général.

Tous ces éléments se rencontrèrent dans l’affaire Dreyfus, « l’affaire » par excellence qui fut le procès de l’armée, non seulement de l’armée française, mais de toutes les armées de tous les temps et de tous les pays, parce qu’il établit les conséquences fatales de l’autorité indiscutée, la cruauté, la sottise, l’esprit systématique de caprice et de mensonge, et surtout la subordination de tout sentiment de justice et d’honneur à l’esprit de corps. Tant de vœux et de volontés, s’élançant de toutes les parties du monde, se sont unis dans cette affaire, représentative de millions d’autres affaires restées inconnues ou négligées, si ce n’est dans un cercle local, qu’on peut y voir un événement d’ordre universel et que ce procès a par cela même « contribué à la future unité de la race humaine ». En outre, il dut une beauté tragique à sa longue durée, à ses péripéties poignantes, à son coup de théâtre. « Par les attaques féroces, puériles, sournoises des uns, elle eut l’intérêt compliqué des drames barbares, et par la ferme défense des citoyens, elle acquit la simple beauté harmonieuse de la tragédie antique »[2].

Cette guerre forcenée des deux moitiés de la France, à propos d’un homme qui, par son génie, son intelligence ou ses qualités morales ne s’élevait en rien au-dessus de la banalité moyenne, est un des mille incidents de la lutte incessante qui sévit dans tous les milieux entre conserva-

  1. Article du Temps, reproduit par le Mechveret, 1er août 1898.
  2. Ch. Péguy, Revue Blanche, 15, VIII, 1899, pp. 631, 632.