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l’espagne et gibraltar

taire de Gibraltar contribue, tant les hommes sont veules, à augmenter le prestige de l’Angleterre ; cet épieu enfoncé dans la chair vive rend tout le corps malade. Ce seul point à peine perceptible sur l’ensemble de la carte n’en est pas moins suffisant pour déterminer toute la politique de l’Etat. L’Espagne n’ose plus même se défendre : la position d’Algésiras dominant celle de la citadelle anglaise par-dessus le golfe, la Grande Bretagne a signifié aux Espagnols qu’elle considérerait comme un acte « peu amical » la construction de tout ouvrage militaire sur la pointe qui fait face à ses propres fortifications, et l’Espagne se trouve obligée d’interrompre ses travaux défensifs, tandis que le génie anglais accroît à loisir les moyens d’attaque.

Les événements graves qui privèrent récemment l’Espagne de tout son empire colonial — à l’exception de quelques « presidios » africains sans grande valeur, des Canaries, de Fernando-Po et d’Annobon — auraient dû faire comprendre aux dirigeants de la nation qu’il était indispensable de prendre des voies nouvelles. Mais les gouvernements, enferrés dans leurs pratiques traditionnelles et dans l’état d’âme qui en est la conséquence, peuvent-ils se conformer à d’autres avertissements que ceux d’une brutale révolution ? Non seulement on s’est gardé de réformer un seul abus, mais on en a même augmenté le nombre. L’Eglise a réclamé des privilèges et des garanties, l’armée de nouveaux honneurs, la marine un accroissement de budget. En des circonstances si graves où les destinées de l’Espagne étaient en jeu, les hommes « d’Etat » ne voyaient pour la plupart que leurs intérêts de classes. Tous ceux qui s’étaient ambitieusement déclarés capables de gérer les affaires du pays eussent dû au moins faire preuve de volonté, de suite dans les idées, de force et de joie dans l’action. Or, à aucune époque de son existence, l’Espagne officielle n’avait eu à un plus haut degré le culte de l’emphase oratoire. Les dirigeants étaient montés au pouvoir parce qu’ils savaient bien parler : c’est comme orateurs, amples et sonores dans leurs discours, habiles, souples et pressés dans leurs ripostes, qu’ils avaient été choisis. On ne leur demandait pas d’avoir raison, mais d’avoir le dernier mot dans les tournois parlementaires ; quant aux actes politiques, au caractère et à la tenue de la conduite, c’étaient là des choses qui, échappant à l’admiration des badauds, étaient considérées par cela même comme secondaires. Le Congrès espagnol, celui de tous les Parlements d’Europe « élu » suivant les pratiques administratives les plus éhontées, était également celui où