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l’homme et la terre. — latins et germains

dont près du quart — 856 — pour des arriérés moindres de 5 francs[1].

Est-il étonnant que le brigandage, c’est-à-dire la revendication de la terre par le paysan contre le feudataire et contre l’Etat, ait sévi pendant des siècles, avec la complicité tacite de toutes les populations de la campagne ? Il n’y eut jamais de brigandage en Toscane parce que les cultivateurs mangeaient le blé de leurs champs et le fruit de leurs vergers ; il n’y en eut pas non plus dans l’immense plaine lombardo-vénitienne parce que la nature du pays, depuis longtemps traversé de routes dans tous les sens, rendait la répression très facile ; mais partout ailleurs, dans toute la partie méridionale de l’Italie et dans les deux grandes îles de Sicile et de Sardaigne, où les montagnes offraient naguère des retraites sûres aux persécutés, les brigands ont souvent constitué de véritables États aux frontières flottantes. Paul Ghio nous parle d’un chef de bande qui tenait la montagne des Marches et se qualifiait de « très grand maître et très puissant prince » ; il battait même monnaie à sa propre effigie, et s’il avait reçu l’investiture du pape, rien ne l’eût empêché d’entrer dans l’assemblée des hauts personnages officiels. Un Pierre de Calabre, hors la loi au dernier siècle, s’était proclamé « empereur des monts, roi des forêts et médiateur des routes de Naples à Florence ».

Les conditions économiques étant fort différentes dans les deux moitiés de la péninsule, le mouvement d’émigration, qui a pris une importance capitale dans la vie de l’Italie, présente un contraste remarquable suivant le lieu d’origine des émigrants. Les gens du Nord, ouvriers disposant non seulement de leurs bras mais d’une instruction relative, émigrent surtout temporairement : comme maçons, constructeurs de routes, mécaniciens, les « Piémontais » se savent toujours assurés de toucher un bon salaire ; ils s’exilent temporairement en vertu de la loi de « capillarité sociale », se rendent en France, en Suisse, en Allemagne, dans les diverses parties de l’Europe, et même poussent jusque sur les chantiers de l’Asie, où ils ont perforé, notamment, pour le compte de la Russie, le tunnel du Grand Khingan sur le Transsibérien ; grâce à leur spécialité de travail, à leur adresse, leur activité, leur vie sobre, ils amassent un petit pécule, puis reviennent dans la patrie. Quant aux expatriés de l’aride Ligurie, des Marches, des Abruzzes, des Pouilles, des montueuses Calabres, de la pauvre Basilicate, de la Sicile affamée, ils

  1. Paul Ghio, ouvrage cité, p. 95.