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l’homme et la terre. — latins et germains

peut amplement même user du droit de vie et de mort qui appartient aux souverains absolus.

Les massacres d’Arménie, trop savamment organisés pour qu’on y vît le résultat de soulèvements populaires et de guerre entre races, furent, de toutes les abominations modernes, celles peut-être qui représentent le plus gros amas de crimes. A Constantinople même, la tuerie — du 26 au 29 août 1896 — se fit avec une méthode qui témoigne de la volonté froide de l’ordonnateur des assassinats. La veille, on avait marqué à la craie les maisons des Arméniens destinés à la mort, malheureux qui, surveillés de toutes parts, ne pouvaient songer à fuir et n’avaient qu’à se résigner patiemment à l’inévitable. Puis, à l’aurore, les bouchers et gens de métiers sanglants, experts au dépeçage des bêtes, commençaient leur tournée, et procédaient rapidement, sans tumulte, sans cri, à l’abatage de leurs victimes : presque partout l’opération se faisait en plein jour, sur le seuil même de la maison qui devait rester tachée de sang, en signe du courroux impérial. Ainsi périrent des milliers d’hommes dans la force de l’âge. Combien exactement ? Les rapports officiels resteront sans doute inconnus longtemps ; les évaluations approximatives parlent de sept mille cadavres. Quant à ceux qui, de 1894 à 1896, et encore en 1900, périrent sous les coups des Kurdes dans les provinces de Van, Erzerum, Mamuret-el-Azis, Bitlis, Sivas, Diar-bekir, Halep, les chiffres d’appréciation varient de 3 à 500 mille, et une émigration continue, surtout vers la Transcaucasie, a encore réduit, à quelques centaines de mille vraisemblablement, le nombre des Arméniens de ces provinces, qui, avant les massacres, atteignait un million suivant les uns et deux suivant les autres[1] ; on s’accorde généralement pour admettre que les Arméniens ne constituaient la majorité que dans des districts limités, ainsi autour de Zeitun, Much, Van, etc. Du récit des horreurs de ce temps, il faut dégager la conduite des habitants de Zeitun, qui, voyant la tournure des affaires, organisèrent la défense de leurs montagnes, firent la garnison prisonnière (28 octobre 1895), et résistèrent à une armée turque jusqu’à ce que les consuls européens eussent négocié une reddition (30 janvier 1896). Cette issue « sauvait la face » du sultan et protégeait les Arméniens contre toute grave molestation ultérieure. Les Zeitouniotes avaient conquis le droit à l’existence.

  1. Consulter Pierre Quillard, Pour l’Arménie, Cahiers de Quinzaine, juin 1902.