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l’homme et la terre. — latins et germains

tiers la France de ce qu’elle se dit la « Grande Nation », mais quelle de ses voisines ou de ses rivales lointaines ne se considère pas aussi comme méritant ce titre ? La Grande Bretagne n’est-elle pas la dominatrice des mers, n’enguirlande-t-elle pas le monde d’un cercle de colonies dont l’une ou plusieurs sont toujours éclairées par le soleil à son zénith ? L’ « Anglo-Saxonnie » transatlantique ne se vante-t-elle pas d’être parmi les nations la plus audacieuse et la plus ingénieuse, la plus apte aux découvertes et au progrès ? L’Allemagne ne se dit-elle pas la première par la puissance de son génie et l’ampleur de ses pensées ? La « Sainte Russie » s’intitule la grande dévoratrice des royaumes et des empires, l’héritière universelle de tous les États de l’Ancien Monde. La Chine est la grande aïeule, la nation immortelle, et le Japon, l’empire du « Soleil Levant », s’est donné pour carrière l’immensité des temps. Il est ainsi des nations qui vantent surtout leur passé parce qu’elles doivent bien reconnaître qu’elles ne sont pas les premières dans le présent. La Grèce s’enorgueillit d’être le pays de Platon et d’Aristote, d’Hérodote et de Thucydide, d’Eschyle et de Sophocle, d’Apelle et de Phidias, tandis que Rome parle de son ancien empire sur le monde alors connu et gouverne encore en de nombreux pays par sa langue, son esprit, sa religion, sa morale et ses lois. Enfin les plus petits États croient avoir au moins une supériorité : c’est en toute sincérité naïve que les Suisses, lors des fêtes nationales, se congratulent sur leurs vertus, et même le peuple errant des Juifs, emportant sa patrie à la semelle de ses souliers, se proclame l’ « Elu de Dieu ».

Pour donner plus de corps à leurs revendications de supériorité, les patriotes de chaque nation aiment à s’appuyer sur une fraction de l’humanité plus vaste, à laquelle on applique, certainement à tort, le nom de « race », d’une signification très élastique. Les peuples méditerranéens qui participèrent à l’antique civilisation romaine sont dits « Latins », comme si les langues qu’ils parlent, italien, espagnol, portugais, français, roumain et romanche, leur constituaient une sorte de descendance morale à l’égard des anciens habitants du Latium ; même on ajoute d’ordinaire les Hellènes de l’Europe, des îles et de l’Asie Mineure à cette prétendue race des Latins et on leur donne comme clientèle naturelle les terres de l’Afrique Mineure ou Maurétanie, dont les résidants berbères sont trop peu nombreux pour qu’on leur accorde le droit de former une race à part.