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émigration des campagnards

donc point de famille, fils, petit-fils, ou neveux, qui puissent continuer l’œuvre des aïeux comme ceux-ci la continuèrent ? Ils ont un fils, il est vrai, mais ce fils méprise la terre : il s’est fait gendarme dans quelque ville lointaine, trouvant son plaisir à ramasser des ivrognes et à dresser des « procès-verbaux ». Quand ses parents mourront, il ne saura que faire des champs patrimoniaux : ils retomberont en friche et quelque grand seigneur les achètera ou plutôt les recevra presque gratuitement pour arrondir son domaine de chasse.

Si telles étaient les seules causes du prodigieux accroissement des cités, elles deviendraient des chancres sociaux et l’on serait en droit de les maudire, comme le firent les prophètes d’Israël pour la Babylone antique. Ces villes que l’on voit grandir de jour en jour, presque d’heure en heure, projetant comme des pieuvres leurs longs tentacules dans les campagnes, seraient en effet des monstres, des vampires gigantesques, suçant la vie des hommes. Mais tout phénomène est complexe. Si les pires, les dépravés et les décadents vont se brûler ou pourrir plus vite dans un milieu furieux de plaisir ou déjà déliquescent, les meilleurs, ceux qui veulent apprendre et chercher des occasions de penser, de s’améliorer, de grandir en écrivains, en artistes, même en apôtres de quelque vérité, ceux qui se dirigent pieusement vers les musées, les écoles, les bibliothèques, et ravivent leur idéal au contact d’autres hommes également épris de grandes choses, ceux-là ne sont-ils pas aussi les immigrants des cités et n’est-ce pas grâce à eux que le char de la civilisation humaine continue de rouler à travers les âges ? Quand les villes s’accroissent, l’humanité progresse, quand elles diminuent, le corps social menacé régresse vers la barbarie.

Avant de s’être donné la peine de réfléchir, on peut s’imaginer volontiers que les villes se soient distribuées au hasard, et, de fait, nombre de récits nous montrent des fondateurs de cités s’en remettant au destin pour le choix de l’emplacement où s’établiront les foyers domestiques, où se dresseront les murailles protectrices : c’est du vol des oiseaux, de l’arrêt d’un cerf forcé à la course, de l’échouement d’un navire que dépend la construction de la ville. La capitale de l’Islande, Reykjavik, naquit ainsi de par la volonté des dieux[1].

  1. Labonne, Annuaire du Club alpin, 1886.