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l’homme et la terre. — répartition des hommes

Qui mura la propriété pour bien marquer la constitution d’une aristocratie terrienne ? Puis, quand furent nées les grandes industries, le propriétaire foncier ne cessa-t-il point de s’adresser au petit filateur de la campagne, aux humbles fabricants de village ? Et quand le paysan n’eut plus de terres communales, quand les petites industries vinrent à lui manquer, quand les ressources diminuèrent, en même temps que s’accroissaient les besoins et les occasions de dépense, est-il étonnant que la fuite vers la cité soit devenue inévitable ? Le seigneur n’utilisant plus d’une manière permanente la main-d’œuvre agricole, celle-ci est forcée de s’exiler, condamnée par le chômage. Quand le propriétaire a besoin de beaucoup de bras pour la moisson ou la vendange, il ne s’adresse plus aux anciens clients de sa terre mais aux gens de l’ « armée roulante », aux Irlandais, aux Flamands, aux « Gavaches », à des travailleurs inconnus qui viennent on ne sait d’où, dont on ne connaît ni le lieu natal, ni la langue, ni les mœurs, et qui disparaîtront sans laisser de traces.

Ainsi le grand nombre des immigrants attirés vers le tourbillon des cités obéit à une loi plus puissante que sa volonté : son caprice personnel n’a qu’une part très secondaire dans la force qui l’a sollicité. Quant à la proportion, relativement peu considérable, des fuyards de la campagne qui se dirigent volontairement vers les cités, elle se décompose en éléments de valeur très inégale, car si chacun veut y chercher sa joie, son intérêt, une satisfaction plus intense de sa vie passionnelle, cet idéal varie absolument suivant les individus. Il en est beaucoup qui se laissent aller à une sorte de hantise inexplicable en apparence. On reste confondu d’étonnement en voyant, dans les montagnes du Jura, dans les Pyrénées ou les Cévennes, telle maisonnette admirablement située que son possesseur légal laisse tomber en ruines. Elle semble pourtant avoir à son avantage tout ce qui peut la faire aimer. A côté de la demeure, ombrageant le toit, s’élève l’arbre patrimonial ; une source d’eau pure, jaillit auprès dans un pli de la prairie ; tout ce que l’on aperçoit du seuil, le jardin, les prés, les champs, les bosquets appartenaient, et même appartiennent encore, à la famille : celle-ci ne comprend que deux vieillards cherchant à utiliser leur reste de force à la culture et au ménage ; mais tout périt, le marais gagne sur le pré, la mauvaise herbe envahit les allées et les plates-bandes du jardin, les moissons s’amoindrissent d’année en année, et les toits s’effondrent sur les granges et les greniers. Quand les vieux n’y seront plus, la maison s’écroulera. Mais n’ont-ils