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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

on se hâte de déguiser les vaincus en compatriotes. On les gave de leçons et d’exemples pour qu’ils apprennent la langue du vainqueur et qu’on puisse, dès la deuxième génération, les considérer comme appartenant à la race. C’est ainsi que, par ordre, les enseignes des maisons et les inscriptions des voitures, les annonces officielles sont écrites dans l’idiome des maîtres : le Slovaque, le Serbe, le Roumain doivent s’efforcer à parler magyar, le Polonais et le Danois s’exprimer en allemand, le Breton prier en français.

Toutefois les haines nationales s’atténuent en dépit des efforts tentés par les nationalistes et les gouvernements. Certes on se hait de frontière à frontière, mais qu’est cette aversion en comparaison de celle qui se produisait autrefois d’une manière spontanée contre l’homme du dehors, uniquement parce qu’il était étranger ? Tous ceux qui ont visité l’Angleterre à deux ou plusieurs reprises, pendant une période de quelques décades, ne peuvent manquer d’avoir été frappés des progrès admirables accomplis en bienveillance mutuelle et en politesse cordiale depuis le milieu du siècle. Jadis l’étranger avait à craindre la grossièreté, même la violence des natifs. Le continental, que sa figure, son costume, son langage ou son accent désignaient à la foule, était tourné en ridicule, insulté, Damned Frenchman était une des expressions usuelles dont l’étranger, même n’appartenant point à la nation des « ennemis héréditaires », pouvait craindre d’être poursuivi dans ses promenades. L’Anglais inconnu, à plus forte raison le non-Anglais, arrivant dans un village pour la première fois, ne devait guère être rassuré relativement à l’attitude des gens de l’endroit, surtout des enfants. Dès qu’il était signalé, gare à lui, tout particulièrement s’il avait le malheur d’être affligé de quelque infirmité physique, d’être trop richement ou trop pauvrement habillé : « Bill, there is a stranger, heave a stone at him ! » tel était le cri par lequel on l’accueillait[1]. Et souvent, on ne se bornait pas à la menace de lui lancer des pierres, on en jetait réellement, et il lui fallait chercher refuge dans une auberge où le poursuivaient encore les rires et les moqueries des rustres, puis les anciens prolongeaient sa torture en le soumettant comme un espion à un interrogatoire en règle. Parfois on lui coupait la retraite avant qu’il eût trouvé un asile, et les insulteurs l’entouraient en dansant autour de lui comme autant de sauvages autour d’une victime à

  1. Bill, voici un étranger, lance-lui une pierre.