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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

légitime » et toujours en plein air, sous le ciel libre, à côté de la borne frontière. Même dans les traités européens, même lors du traité d’Utrecht en 1713, ces contrats étaient tenus comme valables : on continua d’en conclure d’analogues jusqu’après la Révolution française ; à la fin du dix-neuvième siècle (1887), on en célébrait encore près de Saint-Jean-de-Luz, mais le sens s’en était perdu, et les gendarmes, les douaniers, les employés du gouvernement affectaient de les ignorer[1]. Ardouin-Dumazet[2] cite des survivances analogues sous le nom de droit de « compascuité », c’est-à-dire de pâturage en commun ; les vingt et une communes du pays de Cize font paître leur bétail dans la vallée espagnole d’Aezcoa ; de même, le pays français de Barétous a droit de pâturage sur la vallée de Roncal, moyennant un hommage annuel comportant la remise de trois génisses de deux ans, sans défauts.

L’humeur ombrageuse que mettent les patriotes à surveiller leurs frontières de terre se porte même sur les frontières marines, au milieu des flots changeants. Ainsi le Pas de Calais semble former une barrière suffisante pour qu’on n’ait pas à en garder les abords : c’est un fossé de citadelle suffisamment large aux yeux de la garnison de Douvres, bastion extrême de l’Angleterre. Lors du grand élan industriel qui, vers le milieu du xixe siècle, porta les ingénieurs à l’entreprise des voies majeures de communication, il semblait indispensable d’établir une voie continue entre les deux principales cités du monde, Londres et Paris. Le détroit n’a que 31 kilomètres de rive à rive, et le creux le plus profond où viennent se rencontrer les grands courants de marée, qui se propagent à l’encontre les uns des autres, de la mer du Nord et de la Manche, n’a que 54 mètres : le tout n’est qu’une simple éraflure d’abrasion superficielle. Aussi les faiseurs de projets — ponts, viaducs, conduits tubulaires, tunnels — se présentèrent-ils en grand nombre ; mais, aussi longtemps que l’entreprise parut chimérique, les gouvernements respectifs s’y intéressèrent peu. Lorsqu’enfin, en 1868, un inventeur, Thomé de Gamond, força l’opinion publique, après trente années de sondage et de recherches, à comprendre le sérieux de ses plans, lorsque des travaux préliminaires sur les côtes de France et d’Angleterre eurent démontré que l’œuvre était parfaitement praticable, alors les autorités militaires britanniques, saisies d’une soudaine

  1. Wentworth Webster. Société Ramond, 1892.
  2. Voyage en France, 41e série, pp. 88, 131, 157.