Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
310
l’homme et la terre. — peuplement de la terre

roge, on le fouille, on l’emprisonne, il appartient comme une chose au sergent de la patrouille. Des casernes s’élèvent de chaque côté le long des routes quelque peu fréquentées, et des fortifications barrent tous les passages considérés comme ayant une valeur stratégique.

Que l’on prenne pour exemple de séparation politique une frontière dite naturelle, comme celle des Alpes entre la France et l’Italie, et l’on reconnaîtra que l’escarpement des pentes, la hauteur des cols, l’abondance des neiges, la fatigue des escalades sont peu de chose en fait de limites, en comparaison des cordons de douanes et de postes militaires. Autrefois les montagnards communiquaient librement de versant à versant pendant une grande moitié de l’année ; n’ayant aucune raison de se haïr, ils s’entr’aidaient de montagne à montagne et, suivant les saisons, menaient leurs troupeaux sur les alpages les plus favorisés. Telle commune, dont les frontières n’étaient point indiquées par des bornes, s’était établie sur le dos d’une crête afin d’avoir des champs sur une pente aussi bien que des prairies et des bois sur la pente opposée ; une république même ne s’étendait-elle pas des basses vallées françaises aux basses vallées italiennes, et, parmi des routes, n’avait-elle pas un tunnel, la « Traversette » du Viso, qui, des centaines d’années avant le siècle des ingénieurs, évitait déjà aux montagnards la trop pénible escalade de la crête ? Maintenant « l’ordre règne » sur ces hauteurs et des autorités jalouses veillent à ce que les voisins ne se visitent point mutuellement sans paperasses ou sans interrogatoires. On ne trace plus de sentier dans les Alpes sans en référer à Rome et à Paris. Depuis quarante ans, il existe cinq routes carrossables par-dessus les cols de la frontière franco-italienne, celles du Petit-Saint-Bernard, du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de Larche et du col de Tende, et, pendant cet âge de progrès à outrance, on s’est bien gardé de tracer un nouveau chemin. De même, on se contente de la voie ferrée qui passe sous les montagnes de la Maurienne, entre Modane et Bardonnèche, voie qui ne serait peut-être pas encore construite si, à l’époque où elle fut entamée, les deux versants n’avaient appartenu au même souverain, à la fois maître du Piémont et de la Savoie. Et que de tracas cause aux autorités françaises l’ouverture du tunnel du Simplon ! Admettant même que les « questions patriotiques » n’entrent pour rien dans le choix d’une nouvelle voie entre Paris et Milan, entre l’Angleterre et l’Italie, pourrait-on en dire autant de la ligne