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l’homme et la terre. — internationales

causé de plus grands désastres dans la colonie. Le recensement de 1887 ayant indiqué une population insulaire de 1 742 000 individus, celui qui, plus de dix années après, suivit la retraite des garnisons espagnoles donna un total moindre de 269 000 personnes. Les patriotes de l’île purent croire que ces pertes seraient la rançon de leur liberté et que les États-Unis tiendraient leur promesse de respecter la parfaite autonomie des Cubains, libérés par les armes de la République américaine, grande et généreuse. Et en effet, officiellement, depuis 1902, Cuba a rang de puissance indépendante, possédant son président de la République, son vice-président et deux Chambres élues, mais ce sont là des fictions qui ne trompent personne : à tous les points de vue, et surtout économiquement, la grande île fait partie du domaine de la haute finance américaine. Mais la guerre présentait d’autres enjeux, la riche Antille, Puerto-Rico, et là-bas, dans les mers de Chine, le vaste archipel des Philippines !

L’extrême disproportion des forces entre les vaisseaux américains et les flottes espagnoles, au matériel usé, à l’artillerie surannée, donna aux péripéties de la guerre, aux Philippines et dans les eaux antilliennes, un aspect théâtral bien propre à frapper l’imagination des simples et à susciter l’enthousiasme enfantin du peuple vainqueur. Le défilé circulaire des vaisseaux de l’amiral Dewey, passant successivement devant la flotte espagnole, dans la baie de Manilla, et, en moins d’une heure, la transformant en un immense brasier ; les navires de l’amiral Cervara s’échappant l’un après l’autre de l’étroit goulet de Santiago, et allant, sans combattre, s’échouer d’écueil en écueil tout le long de la côte, ce furent là des tableaux puissamment tragiques dont s’emparèrent immédiatement les journalistes, les romanciers, les acteurs et les rimeurs, exaltant jusqu’au délire le patriotisme des politiciens d’Amérique. Leur langage avait subitement changé et, dans les assemblées, on cessa de célébrer l’émancipation des peuples sur le mode lyrique pour ne plus s’occuper que de conquête et de butin : comme les courtisans de Napoléon avant la campagne de Russie, ceux des « héros » américains ne parlaient plus que des « plis frémissants du drapeau » et du « vol de l’aigle aux ailes déployées ». Mais, chose plus grave, la République se laissa complètement infecter par l’exemple de toutes les brutalités antiques.

Il est vrai que la conquête violente est inconciliable avec la Constitution, mais, cette Constitution, que l’on affecte de continuer à vénérer