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l’homme et la terre. — internationales

raines de la mer Rouge. Amru rétablit encore cette voie navigable, mais, après lui, sables et boues firent, de nouveau leur œuvre, et, pendant onze siècles, l’Afrique se souda derechef au corps continental de l’Asie. Pourtant tous les grands esprits rêvaient la restauration du canal égyptien. Les vers que Marlowe met dans la bouche de Tamerlan prouvent combien cette préoccupation du percement de l’isthme hantait les imaginations à l’époque de la Renaissance :

« And here, not far from Alexandria,
Whereas the Tyrrhene and the Red Sea meet,
Beeing distant less than full a hundred leagues,
I mean to cut a channel to them both,
That men might quicklv sail to India
 »[1].

Pendant la période de ferveur de la grande industrie moderne, alors même qu’on attendait du travail intensif des ouvriers une sorte de rénovation mondiale, les disciples de Saint-Simon, devenus fanatiques du percement de l’isthme asiatique-africain, en firent presque un dogme de leur religion, et ce sont les ingénieurs envoyés par eux sur les lieux qui firent les nivellements préliminaires et les projets de l’œuvre, repris plus tard au profit des spéculateurs et des financiers. On peut dire que, virtuellement, le canal était déjà percé lorsque Bourdaloue eut terminé son travail géodésique de mer à mer en 1847. Mais plus de vingt années durent s’écouler avant que l’entreprise réussît à triompher définitivement des rivalités politiques, des jalousies commerciales, du mauvais vouloir de la Grande Bretagne et de la Porte ; et ce triomphe n’aurait été certainement pas obtenu sans les prodigieuses libéralités du khédive d’Egypte, Ismaïl Pacha, sans les millions et les millions de francs payés en réclame et sans le travail gratuit des fellahin corvéables recueillant la terre du canal dans leurs couffins de fibres. Enfin, le 17 novembre 1869, une somptueuse escadre de bateaux décorés et fleuris remonta le canal interocéanique de Port-Saïd au lac Timsah. C’était là certainement un fait capital dans l’histoire du commerce, et même dans celle de la prise de possession du globe par l’humanité ; mais l’appréciateur banal des événements y vit surtout un triomphe de la France, qui, par ses ingénieurs, avait fait les études, qui avait fourni les capitaux, et dont la souveraine, encore belle, présidait magnifiquement au cortège.

  1. Tamburlaine the Great. — Et ici, non loin d’Alexandrie — où la Méditerranée et la mer Rouge se rapprochent — et sont séparées de moins de cent lieues — je creuserai un canal — afin que l’homme abrège sa route vers les Indes.