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libération des serfs

part, maint seigneur était de cœur avec les révoltés. Des serfs désespérés fuyaient en multitudes vers les steppes de la Russie méridionale et des conflits sanglants se produisaient dans les maisons de campagne des seigneurs. On évaluait en moyenne annuelle à soixante-dix le nombre des propriétaires que les paysans massacraient, parfois avec le raffinement de la torture et du bûcher[1].

C’est le 17 mars 1861 (le 5 en style russe) que fut inaugurée l’ère de l’affranchissement. On comprend quelle fut l’immensité du changement économique et social dans tout l’organisme de la nation, puisque le nombre des paysans mâles à libérer dans la Russie d’Europe, en Sibérie, dans la Transcaucasie s’élevait à près de douze millions (dix millions et demi d’individus lors du recensement de 1867, le dernier qui les ait comptés), sur lesquels huit à neuf cent mille appartenaient aux domaines impériaux et aux diverses administrations. En ajoutant à ces « âmes » d’hommes celles des femmes de tous âges, l’ensemble des serfs, peu éloigné de 23 millions, représentait, selon Semevsky, un peu plus de la moitié (53 %) de toute la classe des paysans de l’Empire et plus du tiers (37 ½ %) de la population de la Russie proprement dite.

Le travail purement administratif de l’émancipation, commencé par degrés et d’abord dans les gouvernements les plus rapprochés de l’Europe civilisée, se prolongea pendant une période de deux années, mais les paiements d’argent imposés aux paysans pour la terre qu’ils reçurent en propriété indivise de leurs communes continuèrent jusqu’à la fin du siècle. En effet, on s’était bien gardé de laisser aux serfs libérés le lot de terre qu’ils occupaient lorsqu’on les asservit à la glèbe : on leur fit racheter le sol, dont, en justice, on ne pouvait leur dénier la propriété : le gouvernement lui-même ne permettait pas aux seigneurs de les en priver et, quant aux paysans, ils n’avaient cessé de le revendiquer dans leurs légendes, dans leurs chants et leurs récits autour du foyer.

Non seulement on leur imposa le rachat à un taux représentant en maint district deux à trois fois la valeur commerciale de la terre, mais on ne leur permit même pas d’acquérir la superficie totale du terrain qu’ils cultivaient sous le servage. Le nadyel fut rogné surtout dans les provinces fertiles du midi, et n’aurait pu nourrir le travailleur et sa

  1. Alex. Tratchevski, Revue Internationale de Sociologie, août 1895, p. 19.