Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/207

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
l’homme et la terre. — nègres et moujiks

ceux qui avaient quelque terre la vendaient à n’importe quel prix pour payer leur traversée ; d’autres s’adressaient à l’opinion publique de l’Angleterre, douloureusement émue par les nouvelles de la famine, où de toutes parts affluaient les souscriptions ; enfin de nombreux propriétaires, sur les domaines desquels des travailleurs avaient péri, consentaient à payer le voyage d’une partie de leurs paysans, peut-être dans l’espoir de se débarrasser en même temps du remords de leur crime. Tous ces moyens réunis agirent si bien que, dans l’espace de six années, de 1847 — le black forty seven — à 1852, la population irlandaise descendit de 8 100 000 individus à 6 millions. La « Pauvre vieille femme » Shan Von Vocht, ainsi que Les Irlandais nomment mélancoliquement leur mère-patrie, avait perdu plus du quart de ses enfants. De 1826 à 1905, la statistique de l’immigration aux Etats-Unis enregistra l’entrée de 4 104 000 irlandais, et de 3 345 000 Écossais et Anglais proprement dits.

L’émigration allemande — d’abord moins forte numériquement, destinée à dépasser amplement l’émigration irlandaise et plus tard à être remplacée par une puissante vague italienne et slave, eut certainement aussi la faim pour conseillère, surtout dans les districts rhénans et silésiens ; toutefois, à cet élément des faméliques se joignit un autre élément, de beaucoup plus haute valeur intellectuelle et morale, celui des hommes qui avaient lutté dans leurs pays pour la cause populaire et qui avaient été vaincus. La désillusion leur rendait le séjour trop amer dans la patrie marâtre, et ils s’enfuyaient vers la république des Etats-Unis qui, certes, était bien loin de l’idéal rêvé, mais qui du moins offrait le large espace à ses immigrants, la pleine liberté d’aller et de venir, ainsi que le facile accès des tribunes et des journaux. Il est difficile d’apprécier à sa valeur dans l’histoire des Etats-Unis le rôle de cette immigration républicaine, ou du moins radicale, germanique en très grande majorité, qui vint influencer l’ensemble de l’éducation nationale américaine. En tout cas, il est certain que la guerre de « Sécession » dut pour une très forte part ses conséquences abolitionistes à l’ardente propagande des républicains d’Europe qui s’étaient engagés en multitudes dans les rangs des Fédéraux du nord et qui consolidèrent l’armée plus encore au point de vue moral qu’au point de vue matériel, puisqu’ils apportaient leurs convictions républicaines et la haine de l’esclavage. Les Allemands seuls fournirent à l’Union 190 000