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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

Actuellement, ce sont des individus isolés, plus encore que des familles, des clans ou des sectes, qui tentent la redoutable aventure du déracinement, mais c’est avec prudence, même parfois avec une certaine timidité, qu’ils procèdent, à la façon des animaux à tentacules, de manière à prévoir les dangers, à diminuer les risques ; ils cherchent tout d’abord à se créer une deuxième patrie, où ils trouveront la langue, les traditions maternelles, et, s’il est possible, des mœurs analogues à celles du « pays », les sympathies cordiales de parents et d’amis. Les provinciaux, les étrangers qui vont s’établir dans une grande ville ne s’y dispersent point au hasard ; ils se groupent en quartiers, s’efforçant de s’entr’aider contre l’indifférence ou l’hostilité des inconnus et les dangers du sort. Les diverses nationalités se massent en îlots archéologiques dans toutes les cités capitales, Paris, Londres, New-York, San-Francisco, de même qu’autrefois dans les Universités, les étudiants se distribuaient en « hospitaux », en « collèges », en « nations ». Lorsque par l’heureuse chance de quelque circonstance imprévue, un émigrant a trouvé une résidence très hospitalière, des compatriotes viennent fréquemment essaimer autour de lui comme des abeilles autour d’une « mère ». Ainsi les « Barcelonnettes » des Hautes Alpes qui sont devenus marchands d’étoffes à Mexico, ont été successivement appelés ou se sont invités auprès d’amis et de parents qui avaient eu la chance de faire fortune dans cette industrie vers le milieu du dix-neuvième siècle. En cinquante années le nombre des capitalistes « barcelonnettes », d’ailleurs gens sans grande initiative, mais favorisés par un travail de routine qui demande seulement entr’aide, s’est élevé à quatre cent cinquante « valant » certainement plus d’une centaine de millions[1].

Des exemples du même genre étaient jadis la règle, ils sont encore très fréquents, quoique l’homme soit arrivé à se sentir beaucoup plus homme dans la grande fraternité humaine. Celui qui a des sentiments nobles et qui se sait juste et bon trouvera partout, ou du moins méritera, des compagnons. Les vœux ordinaires de ceux qui se déplacent à la surface de la terre sont révélés surtout par les noms qu’ils donnent aux contrées nouvelles où ils vont s’établir, et où, fréquemment, ils croient reconnaître des traits aimés du pays d’origine. La Nouvelle Angleterre, pour ne citer que cette colonie moderne, est, de toutes, celle où s’est

  1. Em. Chabaud, Des Barcelonnettes à Mexico ; Edmond Demolins, les Français d’aujourd’hui, types sociaux du Midi et du centre, pp. 29 et suiv.