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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

au front un négrillon qui se trouvait parmi les curieux : acte symbolique et promesse d’un avenir qui ne s’est pas encore réalisé entre les races de la République américaine.

Si les historiens des Etats-Unis, plus fidèles à la lettre qu’à l’esprit, ne rendent pas tout à fait justice à l’insurrection de John Brown, peut-être ne tiennent-ils pas non plus suffisamment compte de l’énorme appoint que leur donna, dans la victoire définitive du Nord, le flot des immigrants européens venus en si grand nombre dans la force de l’âge, en pleine initiative de travail et d’aventure et, pour une forte part, plus amoureux de liberté que les Américains eux-mêmes. L’immigration d’Europe dans le Nouveau Monde est un phénomène économique et social de grande importance qu’il est nécessaire d’étudier avec soin.

Si ce n’est sur les rivages orientaux de l’Amérique du Nord, l’émigration des Européens dans les contrées du Nouveau Monde découvertes à la fin du quinzième siècle et au seizième n’avait eu qu’une faible valeur relativement à l’ensemble de la population. Tout d’abord un certain nombre d’aventuriers, fascinés par les récits des premiers conquérants, s’étaient précipités vers les terres nouvellement découvertes. Malgré les défenses formelles d’émigrer sans ordres, autrement que pour le service du roi, des navires de contrebande prenaient la mer montés par de hardis compagnons. Mais les mesures de précaution contre l’émigration interlope devinrent de plus en plus sévères, tandis que les occasions de s’enrichir rapidement se faisaient plus rares et que la curiosité des prodiges d’outre-mer diminuait en force. Le mouvement de migration de l’Espagne et du Portugal cessa tout à fait vers les contrées d’Amérique tombées en leur possession, et désormais la population d’origine européenne ne s’accrut que par la naissance de métis ou de rares descendants des autochtones de sang pur et par l’importation d’« engagés » venus sur commande et exploitant le sol au profit des maîtres. Cependant, l’émigration avait été, pour ainsi dire, amorcée par ces cléments de souche européenne pendant les trois cents premières années de l’occupation.

Dès le milieu du dix-huitième siècle, l’importation des « engagés » allemands en Pennsylvanie avait été assez active pour effrayer Burke : il exprimait en 1765 la crainte que cette colonie devînt complètement étrangère à la Grande Bretagne par le langage, les mœurs et les