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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

Missouriens envahissaient les salles d’élection, assommaient les laboureurs venus des pays libres, puis annonçaient triomphalement leur victoire. D’autre part, le flot des travailleurs continuait de se porter des États du Nord et du Nord-Est vers le sol nouveau : on se battit sérieusement en mainte rencontre. Ce fut le prélude de la grande guerre qui allait éclater quelques années plus tard ; plusieurs des hommes qui prirent part à ces escarmouches y firent leur apprentissage pour la terrible lutte. Le Kansas fut conquis par les abolitionistes du Nord mais, en réalité, perdu pour la cause, puisque le premier article de la constitution interdisait à tout nègre, esclave ou libre, de mettre jamais le pied sur le territoire de l’État : toujours le compromis entre le bien et le mal !

Les intérêts seuls étaient en jeu dans les guerres civiles du Kansas : il y manquait le dévouement révolutionnaire pour une cause désintéressée. Les nègres esclaves étaient trop étroitement tenus pour qu’il leur fût possible de susciter eux-mêmes une guerre servile : les propriétaires disposaient d’une force matérielle trop considérable et la police des plantations se faisait d’une manière trop rigoureuse pour que la moindre tentative ne fût aussitôt réprimée ; c’est à quelques blancs, et notamment à John Brown, que revint l’honneur de représenter la nation dans ce qu’elle avait de plus noble et de plus généreux. Ce fermier virginien, d’origine septentrionale, avait projeté de réunir autour de lui une armée de noirs fugitifs et de constituer avec eux une république guerrière dans les monts Alleghany, transformés en citadelle. « Dieu lui-même, disait-il, avait créé ces montagnes pour en faire le lieu de défense des esclaves révoltés ». Puritain convaincu, mais homme d’action plus encore que de prière, il se croyait choisi pour tenir le glaive du Seigneur dans une guerre de libération des noirs. Cette guerre fut courte, purement locale et bien minime par le nombre des combattants, mais elle fut héroïque de la part des agresseurs et bien autrement noble par le but qu’ils lui avaient donné que ne le fut plus tard la guerre dite de « Sécession ». Tandis que celle-ci, qui brassa des millions d’hommes pendant quatre longues années, tentait, vainement il est vrai, de dérouler ses formidables conflits sans porter la moindre atteinte au texte littéral de la Constitution, l’incident de la révolte et de la mort de John Brown s’accomplit, sans aucune hypocrisie, en dehors des agissements officiels et convenus. Le héros fut l’inspirateur de tous ceux qui, dans le grand conflit, eurent devant les yeux un idéal vraiment humain. Ainsi que le