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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

Unis, pays d’initiative commerciale et industrielle, que dans tout autre pays du monde. Des éleveurs de la Virginie, du Kentucky, du Missouri, imitant les zoo techniciens occupés aux croisements des races animales, s’ingéniaient très fructueusement à reporter cette industrie sur l’homme noir, et les résultats obtenus étaient des plus remarquables. Au milieu du dix-neuvième siècle, ces États de la zone médiane, où pénétrait déjà le régime industriel des blancs avec leur travail salarié, déplaçaient graduellement leurs intérêts agricoles et ne produisaient ni coton, ni riz, ni sucre comme les États méridionaux du littoral. Ils s’occupaient surtout de la production et de l’exportation du bétail et des hommes. Ils vendaient ainsi par an jusqu’à cent mille noirs, dits « Virginiens », sur les marchés du Charleston, Savannah, Mobile, la Nouvelle-Orléans. Et ces hommes, il faut le dire, étaient vraiment beaux, d’admirables échantillons de la science pratique des éleveurs. On pouvait les tâter aux cuisses, aux bras, aux reins ; tous les muscles, bien saillants, se tendant à l’aise, étaient propres à tous les travaux ; les bras tombaient superbement des deux côtés de la poitrine bombée ; les dents blanches, bien rangées, solides, brisaient d’un coup les deux noyaux de la pacane. Les éleveurs étaient fiers de leur bétail humain et prétendaient en même temps avoir su donner à ces corps superbes le genre d’âme qu’il leur fallait. « Puisque le bonheur est l’absence de peines et de soucis, disait l’un d’eux, je crois que nos esclaves sont les quatre millions d’hommes les plus heureux qu’éclaire le soleil. Satan s’introduit dans leur Eden sous la forme d’un abolitioniste ».

On aurait pu croire que les « républicains » de la Nouvelle Angleterre eussent de tout temps plaidé l’émancipation des serfs, mais le fait est qu’un demi-siècle après la fondation de la République, nul ne pensait à libérer les esclaves : on s’en tenait religieusement à la lettre et à l’esprit de la Constitution qui avait maintenu la servitude des Africains. Le premier blanc qui osa réclamer dans un journal la libération des esclaves, William Lloyd Garrison, fut traîné, la corde au cou, dans les rues de Boston et jeté en prison (1835). Mais ce journaliste était un héros : bientôt il ne fut plus seul, il groupa des vaillants autour de lui ; chaque grande ville vit poindre une société d’abolitionistes et le parti s’accrut rapidement en proportion même des transformations qui s’opéraient chez les esclavagistes et qui tendaient à transformer une simple institution de fait en l’application d’une système absolu de poli-