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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

yeux l’exemple d’hommes libres. Dès l’année 1815, un nègre enrichi du Massachusetts avait emmené dans les possessions anglaises de Sierra-Leone une quarantaine de ses compatriotes, et c’est à son imitation que se fondèrent plus tard les diverses sociétés de colonisation des noirs dont la fusion détermina, en 1848, grande année des révolutions, la naissance de la république de Libéria qui, jusqu’à maintenant, n’a pas justifié son nom d’une manière très brillante. On peut juger de l’esprit qui animait les politiciens esclavagistes des États Unis par ce fait que la république nord-américaine fut la seule de toutes les grandes puissances du monde policé à refuser de reconnaître le nouvel État qui venait de se constituer sur la côte d’Afrique. Il lui eut paru trop humiliant de condescendre à répondre par un mot de politesse à des noirs, fils d’anciens esclaves.

A l’idée de se défaire des nègres libres par la déportation, la logique même des choses substitua chez les planteurs la volonté bien arrêtée de ravir aux affranchis cette liberté détestée que les propriétaires de la génération précédente leur avaient concédée si intempestivement. Déjà ces nègres libres ne l’étaient guère que de nom ; tout ce qui constitue le citoyen, droit de réunion, droit de vote, droit d’émettre un jugement devant les tribunaux leur était dénié : ils ne pouvaient même servir de témoins, si ce n’est contre des esclaves ou des hommes de leur caste, et encore sans la formalité d’un serment, considéré comme chose trop noble pour une bouche africaine, accoutumée au mensonge[1]. Un costume d’infamie les désignait de loin à la défiance et au mépris du blanc. Si un nègre avait l’audace de se défendre contre un agresseur ou un insulteur de la race noble, il était puni, et s’il avait le malheur de tuer son adversaire, il était jugé comme meurtrier. Des heures lui étaient fixées pour sortir de sa demeure et pour y rentrer, et si on le rencontrait à un moment défendu, on le punissait à coups de fouet[2]. On ne lui accordait point de passeport et, dans la plupart des États Unis, on lui interdisait tout voyage par chemin de fer : de fait les nègres libres étaient internés comme des prisonniers. En vertu d’une décision de la cour suprême, « ils n’avaient aucune espèce de droit que les blancs fussent tenus de respecter ; ils pouvaient justement, légalement, être réduits en esclavage pour le profit du blanc »[3].

  1. Negro-law of South Carolina, pp. 13 et suiv.
  2. Ibid., p. 24.
  3. Revue des Deux Mondes, 1er déc. 1860.