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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

l’Atlantique, la dissociation matérielle est complète. Importés de diverses parties du continent noir, les nègres n’ont pu se tenir unis par une même langue ; ils se sont reconstitués par l’adoption forcée des mœurs, du langage, de la religion de leur anciens dominateurs français ou anglais, hollandais ou espagnols. Sans doute les nègres d’Haïti ou de la Jamaïque tiennent à leurs ancêtres par leurs fibres les plus intimes ; dans leur compréhension des choses, ils voient en grande partie et raisonnent comme leurs parents de race ; ils ont des proverbes analogues avec le même tour ironique, se répètent les mêmes chants et pratiquent encore les mêmes superstitions. Ce qui reste en Haïti du culte du Vaudoux doit fort ressembler à l’adoration du serpent dans le temple de Whydah, et tel lent empoisonnement ressemblant à une maladie de langueur ne diffère point dans les villages africains et sous les palmiers de Saint-Domingue. Mais si les analogies d’existence, d’instinct et de pensées se maintiennent entre les parents séparés, ceux-ci n’ont plus aucun rapport les uns avec les autres, et le Haïtien notamment n’a d’autre patrie intellectuelle que la France, le pays de ses anciens maîtres.

La ci-devant capitale du Brésil, Bahia, est le seul point de l’Amérique méridionale où spontanément se soit produit le besoin de communication et d’intercourse avec la mère-patrie, et cela probablement parce que les noirs suivaient eux-mêmes très fréquemment cette route de la mer. Les nègres Minas, qui constituent une aristocratie de couleur dans cette terre du Nouveau Monde, ont du moins entendu parler du « pays des mines », qui est la « Côte de l’Or », et ils connaissent le nom d’Elmina, ville du centre de la région d’où leurs aïeux avaient été emmenés de force. Plusieurs de ces anciens esclaves, ou fils d’esclaves, devenus libres de leurs mouvements, sont retournés dans la contrée d’origine, formant des corporations puissantes en mainte ville du littoral. Des intérêts de commerce, des relations de parenté et d’amitié sans cesse grandissants unissent les deux continents, assez rapprochés en ces endroits, et, grâce à ce premier point d’attache, les rapports deviendront de plus en plus nombreux entre le Portugal américain qui est le Brésil, et les diverses colonies portugaises cédées maintenant à des maîtres nouveaux. Chez les Nègres d’Afrique plus ou moins métissés qui se disent « Portugais », le Brésil est familièrement connu sous le nom de Tabom[1].

  1. Richard Burton, To the Gold Coast for gold.