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l’homme et la terre. — la révolution

compréhension de ceux-ci n’est possible que si l’on connaît l’appui que leur apportaient les masses populaires dans les campagnes.

Quant à la part que prit en province la bourgeoisie française, encore inconsciente de ce qui la différenciait du peuple[1], à l’œuvre préparatoire de la Révolution, elle se concentra en deux points vitaux, Rennes et Grenoble. Ces capitales appartenaient à des contrées ayant eu beaucoup moins à souffrir de la centralisation despotique du royaume[2] et conservaient ainsi une sorte de virginité. En vertu des traditions héréditaires et des conventions spéciales faites avec la royauté, chaque province se distinguait des autres par quelque trait de ses institutions : c’est ainsi que la Bretagne, très fidèle à son passé, avait encore un parlement qui n’était pas une simple assemblée de valets et de scribes ; loin de là, ce corps délibérant était aussi fier de ses prérogatives que si l’ancien duché avait été encore un pays libre et que l’union avec le royaume limitrophe eût été purement volontaire. Aussi lorsque la Cour eut brisé la résistance du parlement de Paris, vit-elle se dresser contre elle le parlement de Rennes. Il fallut mettre le siège devant son palais, arrêter les manifestants, en envoyer quelques-uns à la Bastille, au mépris de leurs privilèges de gentilshommes.

Mais à Grenoble, l’affaire fut plus grave. Là, le parlement avait le peuple avec lui, et ce peuple prenait l’initiative de la résistance. Le Dauphiné n’avait pas, comme la Bretagne, le souvenir de l’indépendance politique, mais il avait mieux : la pratique des libertés réelles. Les régions hautes de la province, voisines des neiges, ne communiquant avec les vallées basses que par d’âpres sentiers, avaient été laissées à elles-mêmes par des administrateurs paresseux ; elles se gouvernaient en républiques autonomes, conformément aux coutumes, et répartissaient l’impôt, toujours scrupuleusement acquitté, mais sans les conditions exigées ailleurs par le caprice royal. De là un esprit de fière résolution et de volonté tenace auquel participaient même des parlementaires, pourtant corrompus par la pratique de la chicane.

Lorsque l’ordre d’exil de ces magistrats fut parvenu à Grenoble, la ville se souleva pour leur faire honneur. On les accompagne en procession triomphale, un peu malgré eux, puis on les ramène plus triomphalement encore, les femmes du peuple les décorent de roses et de verdure,

  1. Michel Bakounine, note manuscrite.
  2. Michelet, Histoire de France, vol. XVII, p. 419.