Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome V, Librairie universelle, 1905.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
l’homme et la terre. — nationalités

grands chefs ou de capitalistes avaient fait les oppresseurs de l’Inde et les usufruitiers de ses richesses : en réalité l’ancien régime de la Compagnie se maintenait sous des apparences nouvelles, l’aristocratie britannique gardait sa proie.

Cependant la révolte avait réellement changé quelque chose dans l’équilibre général des populations hindoues : elles avaient eu comme un pressentiment lointain de l’unité nationale. Certes, parmi les cipayes insurgés, appartenant à toutes les races et ne se comprenant mutuellement que par l’emploi d’un jargon militaire, il ne pouvait être question du sentiment qu’on appelle « patriotisme » en Occident. Les révoltés de l’Inde, Vichnouïtes, Sivaïtes, ou Musulmans, Mahratti, Radjpoutes ou Bengali, n’auraient pas compris un cri de revendication de « l’Inde aux Indiens ! » ou de « l’Inde une ! » analogue à celui qui avait associé toute la bourgeoisie italienne en une même nation ; bien moins encore auraient-ils pu répéter comme les Allemands : « Notre terre s’étend aussi loin que résonne la langue ! » Ce qui les avait unis, ce n’était point l’amour filial pour le sol nourricier ni le sentiment de solidarité cordiale avec des compagnons d’existence et de travail : c’était la rancœur des souffrances subies en commun, c’était la haine contre l’étranger méprisant et brutal, enfin l’incompatibilité totale de vie et de compréhension mutuelle avec des êtres d’une caste absolument distincte. Et pourtant, de ce patriotisme tout négatif, nécessitant une active collaboration d’efforts, une sympathie passagère dans les fatigues, les batailles, la captivité et la mort, naquit un certain patriotisme hindou, embrassant vaguement contre l’Anglais des gens d’origine diverse, séparés par des haines et des traditions héréditaires. De la défaite même surgit la pensée d’un futur triomphe auquel prendraient part toutes les populations de cette immense contrée dont on connaît maintenant d’une manière de plus en plus précise la merveilleuse individualité géographique entre le rempart des monts presqu’infranchissables du nord et les deux mers qui se rejoignent au sud. Le réseau de chemins de fer et de routes, dont, les nécessités stratégiques et le besoin du commerce ont couvert la péninsule depuis la grande révolte, a donné à cette unité géographique de l’Inde une valeur qu’elle ne pouvait avoir à une époque encore récente, lorsque les immenses étendues de l’Asie et de la Dravidie devaient paraître à leurs habitants comme un monde sans bornes.

En dépit des races, des langues et des castes, l’Inde est en voie de se