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l’homme et la terre. — nationalités

éveillée au plus haut point : elle voulait connaître ce monde étranger qui s’était annoncé à elle par ses interventions en Chine, et surtout par ses inventions merveilleuses. A peine l’empire était-il ouvert que chaque grand seigneur japonais tenait à posséder des livres, des objets de l’industrie européenne, des machines et se faisait construire un bateau à vapeur pour visiter les criques de son domaine.

Mais le conflit devait surgir violemment entre les patriotes conservateurs et les jeunes, épris de nouveauté. La révolution intérieure qui avait eu pour conséquence indirecte l’ouverture des ports aux étrangers continua de désagréger l’ancienne organisation de l’empire, et, quinze années après l’apparition des vaisseaux du commodore Perry, il se trouva que tout était renouvelé. Le monde des commerçants, c’est-à-dire la petite féodalité que l’on peut comparer à la bourgeoisie des peuples occidentaux, était désormais en libre communication avec les importateurs de toutes les puissances civilisées ; les grands seigneurs féodaux, qui avaient fait du Japon une grande fédération d’aristocraties puissantes, devaient maintenant s’incliner devant le pouvoir central du mikado, non pas restauré dans son antique absolutisme mais transformé sur le modèle des souverains constitutionnels de l’Europe. L’imitation fut même poussée jusqu’à la puérilité, mais elle n’alla pas jusqu’à la sottise. Tout en singeant les étrangers pour leur prendre des armes et pour copier des articles de loi, en constituant une forte centralisation, les diplomates japonais ont pris grand soin d’enlever aux visiteurs européens les privilèges de la juridiction consulaire, et rien n’a pu les décider à concéder aux Européens le droit d’acquérir en toute propriété la moindre parcelle du sol : le Japonais reste maître chez lui.

En beaucoup de circonstances, le plagiat des mœurs occidentales par les Japonais est exigé par ces conventions tacites d’une tyrannie absolue qu’on appelle les convenances. Ainsi dans les villes, le port du vêtement est devenu général et obligatoire, et la tendance irrésistible est de modeler ce vêtement sur celui des Européens, quoiqu’il y ait contraste naturel des uns et des autres dans le squelette, l’attitude, la démarche, le goût artistique, l’art et les traditions. Mais, si d’une part, tant de Japonais pratiquent un mimétisme ridicule, l’ensemble de la nation qui se trouve en rapport avec les Européens se laisse aller volontiers à un nationalisme arrogant, à la conscience exagérée de sa valeur relativement aux autres peuples, même à ce laid chauvinisme qui cherche la