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chine et russie

teurs de toutes catégories, aventuriers de tout acabit. La plupart de ceux qui insistaient avec tant de passion pour l’ouverture des ports de la Chine voulaient en abuser pour l’importation de l’opium, par exemple. Les Chinois comprenaient bien le danger, qui s’accroissait de jour en jour, et, pour y parer, ils ne pouvaient guère compter que sur leur science diplomatique. Il leur était impossible d’avoir la supériorité dans le conflit des civilisations, car les parties ne sont plus égales. Il fut un temps où l’Orient se développait d’une manière indépendante de l’Occident. Alors les deux moitiés de l’Ancien monde vivaient à part suivant des voies différentes, sans rapports apparents. Mais depuis que l’Europe s’est démesurément agrandie, elle a fait une deuxième Europe de l’Amérique entière, et la nation chinoise se trouve maintenant prise comme dans un étau entre les deux branches du monde moderne. Bien plus, l’Europe primitive a pris une telle extension que, par la Russie, elle est devenue la voisine continentale immédiate de la Chine, et qu’elle menace de l’envahir en plusieurs points et de l’éviscérer.

Si l’empire chinois, considéré comme État, ne s’était trouvé pris dans le réseau des coutumes, des précédents, de l’étiquette, nul doute que depuis un demi-siècle, il ne se fût accommodé aux nouvelles circonstances politiques pour déplacer sa capitale, se donner un autre centre de gravité où la résistance fût plus facile à organiser. La position stratégique de Péking, la « résidence du nord », eut naguère de la valeur parce que les dangers les plus faciles à prévoir étaient ceux qui auraient pu menacer la frontière septentrionale. Les empereurs de la dynastie mandchoue, descendant eux-mêmes de conquérants qui avaient dû guerroyer pendant des générations pour vaincre la résistance chinoise, craignaient avec juste raison les populations guerrières de leur ancienne patrie, et ils savaient aussi que les Mongols étaient fréquemment descendus de leurs plateaux pour s’installer en maîtres dans la contrée. On comprend donc que la capitale de l’empire se soit longtemps maintenue dans la région du nord, si loin du vrai centre de la Chine, qui est la « Fleur du Milieu » entre les deux grands fleuves : on pouvait abandonner à elles-mêmes les populations paisibles et surveiller les voisins turbulents, d’autant plus qu’on voyait se former derrière elles, lentement, mais avec la rigueur inflexible du destin, une puissance plus redoutable que celle des Mandchoux et des Mongols, la puissance moscovite.