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l’homme et la terre. — nationalités

fendre les Turcs. L’intérêt traditionnel de la Grande Bretagne était engagé à fond, car la « reine des mers » qui, depuis la prise de Gibraltar et de Malte, est la principale dominatrice de la Méditerranée, ne voulait à aucun prix compromettre son empire maritime en laissant aux Russes la libre possession des Dardanelles. Mais, au point de vue géographique, il s’agissait également en cette affaire de la domination du monde, car les contrées que baigne la Méditerranée orientale gouvernent les routes de l’Europe vers l’Asie centrale et les Indes. Le cœur de l’Asie, limitrophe de la Caspienne, se trouve, il est vrai, livré d’avance aux ambitions de la Russie, mais pour ce qui est du chemin des Indes, la Grande Bretagne avait certainement un véritable intérêt national, au point de vue de l’équilibre des puissances, de défendre aux armées russes l’entrée de Constantinople. Sans doute, ce « chemin des Indes » fut jusqu’à nos jours purement virtuel : personne ne l’utilisait, parce qu’il était pratiquement inabordable. A peine de rares explorateurs employèrent cette voie à travers l’Asie Mineure, les pays de l’Euphrate, l’Iran et les plateaux de l’Afghanistan ; tous les marchands, soldats ou fonctionnaires prenaient la voie détournée du cap de Bonne-Espérance ou du canal de Suez. Mais il n’en est pas moins exact que la conquête des deux Turquie d’Europe et d’Asie par les armées du tsar, changeant le centre de gravité du monde politique et donnant aux Russes le contrôle de la Méditerranée et du golfe Persique, aurait irréparablement compromis, d’abord le prestige de l’Angleterre, puis, par contacts graduels, sa possession effective dans les vastes territoires de la péninsule hindoue. C’est pour une raison analogue, et plus pressante encore, qu’un demi-siècle auparavant, le gouvernement britannique avait employé toutes ses ressources disponibles à bloquer et à détruire l’expédition française en Égypte. Quant à la France, ses raisons déterminantes pour se mesurer contre le colosse russe paraissaient moins claires, et, sans aucun doute, la nation, laissée à elle-même, n’aurait point risqué cette redoutable aventure, mais le maître qu’elle s’était donné levait peut-être une revanche de la retraite de Russie où son oncle avait subi son grand désastre, et peut-être aussi voulait-il se poser en champion de la civilisation occidentale contre la demi-barbarie de l’Orient.

La guerre se déroula comme un drame de grande simplicité scénique. Elle se localisa presque sur un seul point du pourtour immense de l’empire russe, dans le petit appendice montagneux que la péninsule de