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l’homme et la terre. — nationalités

son entourage ; il lui prophétisa le rôle forcé d’un mandataire du socialisme. Mais il faut tenir compte de la part d’ironie que l’auteur, écrivant sous la menace de l’exil et de la prison, avait glissée dans son œuvre et qui lui permettait de triompher quand même de la force brutale. L’histoire du règne de vingt années nous montre que, malgré ses antécédents de rêveur à demi socialiste, et malgré ses tendances congénitales de bienveillance égalitaire, l’ « homme de décembre » fut entraîné forcément par les conséquences du parjure et du meurtre dans une voie de persistante oppression. S’il fut parfois l’ « agent de la Révolution sociale », c’est que tous les hommes, et lui comme les autres, servent d’instruments involontaires au destin.

Heureusement la poussée de liberté avait été trop énergique pendant la période révolutionnaire pour qu’il fût possible de l’étouffer entièrement : la force vive de l’activité humaine, irrépressible quand même, pouvait être détournée de son but, endiguée et canalisée en des voies latérales, mais elle devait se manifester en dépit de tous les obstacles et produire des changements considérables. Telle fut la raison par laquelle la prospérité matérielle s’accrut presque soudain d’une manière si remarquable en France et dans toute l’Europe continentale pendant les premières années marquées par le triomphe de la réaction. Malgré l’exil, le bannissement et la fuite d’un très grand nombre de républicains, malgré l’émigration de vaillants travailleurs, par centaines de mille, le mouvement industriel et commercial prit un singulier élan, dû pour une très forte part à l’initiative de tous ceux qui, ne pouvant plus porter leur génie vers les transformations politiques et sociales, se dirigeaient vers la création des entreprises et l’application de procédés nouveaux : il y eut un simple déplacement des forces. Aussi l’empire resta-t-il quand même populaire en France pendant une longue série d’années. Le peuple ne peut s’attarder à de longs raisonnements sur la complexité des choses : sans chercher les raisons, il personnifie les événements sous le nom d’un homme auquel il attribue les conséquences du mouvement économique contemporain et jusqu’à l’abondance des moissons, dont il connaît pourtant l’origine puisqu’elles sont dues à son travail.

Mais l’empire qu’avaient voulu des électeurs encore ivres de leur antique vin de gloire ne pouvait échapper à son destin, qui était de justifier son prestige par de grandes guerres extérieures. La « question d’Orient » présenta l’occasion favorable. Seule, la Turquie, tombant en