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l’homme et la terre. — la révolution

les chanoines de Saint-Claude adressèrent une humble supplique au roi, l’opinion publique se passionna pour ces malheureux : un avocat de Saint-Claude, Christin, plaida leur cause avec véhémence, puis Voltaire y apporta cette éloquence qu’il avait mise au service de Calas, et remua de nouveau la France et le monde ; mais rien n’y fit : appuyés sur le parlement de Besançon, dont quelques membres avaient aussi des mainmortables dans leurs domaines, les seigneurs-moines de Saint-Claude tinrent bon contre leur propre évêque, contre le roi, contre l’opinion ; jusqu’en pleine Révolution, après la prise de la Bastille, ils gardèrent leurs serfs, y compris les colons étrangers qu’un sort funeste avait fait résider un an et un jour dans le pays.

Et pourtant, cette France, où les survivances du moyen âge étaient encore si puissantes et si nombreuses, se croyait mûre pour constituer une société idéale de citoyens égaux et libres ! Pour la guider vers cet avenir, elle se tournait avec persistance vers le roi, qui, de son côté, avait le cruel embarras de choisir ses ministres, et, suivant l’impulsion qu’il subissait, les prenait alternativement parmi les adversaires ou les amis de la cour. Après le prodigieux gaspillage d’argent qui avait suivi le renvoi de Turgot, Louis XVI avait fait appel au protestant étranger Necker, quoique, par son culte même, ce fameux banquier fût, pour ainsi dire, hors la loi. Necker, qui voulait plaire à l’opinion, conquérir la popularité, réussit en effet dans son ambition, et cela en sacrifiant sa propre fortune, en s’attaquant aux pensions et aux sinécures, en s’abstenant d’accroître les impôts, même en établissant des cours provinciales pour contrôler son administration. C’était trop beau, et la Cour eut la bassesse d’exiger de lui, en récompense de ses efforts, qu’il « abjurât solennellement les erreurs de Calvin ». Il avait trouvé de l’argent par ses emprunts et l’on croyait n’avoir plus besoin de lui (1781).

On avait essayé de l’économie ; avec de Calonne, on allait essayer de la prodigalité. Puisque la richesse se mesure aux dépenses, il sembla qu’on ne pouvait trop dépenser : de Calonne jeta des millions sans compter, achetant des châteaux pour le roi, pour la reine, distribuant les cadeaux, les pensions, les bénéfices ! Si étranges furent les générosités de ce singulier ministre des finances que certains historiens ont cru voir dans ce personnage un révolutionnaire déguisé n’ayant perpétré toutes ces folies que pour préparer la catastrophe. « La réforme de la monarchie étant nécessaire, il fallait amener les grands corps à y con-