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réalisations socialistes

Pourtant une autre doctrine, plus simple et même naïve, presqu’enfantine dans ses conceptions sociales, devait agir d’une manière beaucoup plus puissante sur une certaine partie du peuple : ce fut la doctrine communiste pure, formulée par Cabet en langage évangélique. Elle donnait toute satisfaction à ce vieil instinct des masses qui de tout temps leur avait fait voir la cessation de leurs maux dans le retour vers la communauté des terres et dans son complément naturel, la communauté des biens. Aussi Cabet trouva-t-il de fort nombreux adhérents et lorsque, disant adieu au vieux monde, il partit pour aller fonder l’Icarie sur la terre vierge de l’Amérique, il fut suivi par des centaines de disciples ambitieux de cette vie de paix et de bonheur dont ils devaient enfin jouir avec lui. Triste personnage que celui d’Icare, dont les ailes fondirent au soleil ! mais comment une communauté sans liberté eût-elle pu réussir pour d’autres que pour des moines abêtis par l’obéissance, le prosternement et les macérations ?

La somme des expériences que pouvait invoquer le socialisme naissant pour découvrir à brève échéance l’heureuse solution de la question sociale était donc bien insuffisante. Et d’ailleurs, les politiciens empiriques, chargés de gouverner et de légiférer, étaient fort loin de s’entendre sur la conduite à suivre ; même, la plupart d’entre eux étaient-ils d’avis que la « question sociale » n’existe point et qu’il suffit de parer de son mieux aux difficultés du moment sans essayer de modifier en rien les rapports entre les capitalistes et la chair à travail. Tandis que des novateurs éloquents, généreux, acclamés, la plus belle école de sociologie militante que le monde ait jamais vue, adressaient aux peuples leurs appels pour les entraîner vers une forme de société plus équitable, d’autres hommes préparaient en silence les moyens d’insurger les travailleurs afin de les décimer ensuite par un massacre salutaire.

Leur conspiration réussit. Les ouvriers en chômage que l’on employait inutilement dans les « ateliers nationaux » à brouetter les terres et à dépaver et repaver les rues furent tout à coup licenciés et, pour ainsi dire, défiés à la révolte par la meute des journalistes aboyeurs. En effet, la bataille éclata, terrible, acharnée, à la fin du mois de juin 1848, et, pendant plusieurs jours, se succédèrent les combats et les massacres de prisonniers. Les ouvriers insurgés, traités de « Bédouins » par les généraux d’Afrique, apprirent à leurs dépens que la bourgeoisie républicaine savait égaler, peut-être même dépasser les rois dans, la férocité de la