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l’homme et la terre. — nationalités

ceux-là mêmes qui se plaignaient le plus âprement de l’injustice commise envers eux par des oppresseurs trouvaient tout naturel de se faire obéir par des populations d’autres races et d’autres langues. Les plus zélés patriotes, qui poussaient à la révolte des habitants germaniques du Holstein et du Schleswig, s’indignaient contre les prétentions de Danois, de Polonais ou de Bohémiens voulant se libérer du joug allemand.

Précisément alors les populations slaves se reposaient d’une effroyable guerre civile. Tandis que les Polonais de la Poznanie essayaient sans succès de soulever les paysans pour la reconquête de leur indépendance nationale, les paysans de la Galicie, d’origine ruthène, s’étaient armés de leurs faux pour courir sus aux seigneurs polonais, haïs comme propriétaires, et l’on évalue à deux milliers le nombre des nobles et des prêtres qu’ils auraient massacrés. La domination de la Prusse et de l’Autriche sur les provinces polonaises annexées se consolidait d’autant plus que des haines traditionnelles divisaient les sujets. Grâce à ces dissensions locales, le gouvernement autrichien avait pu supprimer l’autonomie politique de la république de Cracovie, dernier débris de ce qu’avait été le puissant État de la Pologne (1846).

En Autriche, en Hongrie, dans la Slavie du sud se produisirent des phénomènes analogues à ceux des pays polonais, mais en de beaucoup plus amples proportions. Le chaos des nationalités s’y agitait en remous de mouvements inégaux et contraires. A la même époque, Prague, Vienne, Pest, Zagreb (Agram) étaient en insurrection ; pas un bourg du sud-est de l’Europe jusqu’aux portes de Stamboul qui ne fût soulevé ou dans l’attente fiévreuse de quelque grande transformation. Sans aucun doute, si tous les opprimés de races diverses avaient su se concéder leurs droits mutuels et se réunir contre l’oppresseur commun, ils eussent triomphé des gouvernements traditionnels, quitte à régler ensuite leurs différends particuliers conformément à l’équité. Mais les haines sociales, plus vives encore que l’amour de la liberté et de l’autonomie politique, empêchèrent cette union. Les seigneurs magyars et polonais, habitués au commandement et à la jouissance de la fortune, ne pouvaient admettre que leurs paysans roumains, serbes, croates ou ruthènes, vivant sous le poids du mépris héréditaire, fussent admis comme des égaux dans le partage de la victoire.

Rares étaient les esprits intelligents et les cœurs généreux, vrais