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vaillance hellène

et, d’avance, se méfient des mille réglementations tracassières que leur feraient subir les bureaucrates du royaume : il leur convient mieux de s’arranger avec les Turcs, qui n’ont nullement la prétention de leur imposer un patriotisme ottoman et, les laissant vivre en communautés distinctes, ne viennent point les tracasser dans leurs congrégations et leurs écoles. Les Grecs de Mytilini (Mytilène, Lesbos), de Smyrne, de Samos savent qu’ils sont vraiment plus libres et plus prospères sous la tutelle hargneuse des Osmanli qu’ils ne le seraient sous l’autorité directe et centralisatrice des fonctionnaires athéniens, et ils attendent sans impatience la grande fédération de l’avenir. En réalité, cette fédération existe : les Grecs se reconnaissent partout et s’entr’aident de groupe en groupe, constituant leur unité morale en dehors des délimitations politiques de la surface.

Pendant la guerre de l’indépendance hellénique, la Russie même avait été le théâtre d’événements qui témoignaient du sentiment de solidarité reliant déjà toutes les nations de l’Europe en un même organisme. Des conjurations politiques, prenant pour prétexte la succession de Nicolas Ier au trône impérial à la place de son frère aîné Constantin (1826), avaient éclaté brusquement. Elles furent réprimées sans peine par le terrible empereur qui venait de prendre la couronne ; mais la valeur intellectuelle des hommes qui furent condamnés à mort ou à l’exil dans l’armée du Caucase ou dans les mines de la Sibérie fit peut-être plus pour le mouvement des idées en Russie que ne l’eût fait un changement de personnel gouvernemental ou la publication d’une charte constitutionnelle. Les dékabristes ou « décembristes », ainsi nommés du mois pendant lequel éclata l’insurrection, laissèrent un si noble exemple, un si haut enseignement que cette époque peut être considérée comme le point de départ du grand travail souterrain qui s’est accompli durant le siècle dans les profondeurs de la nation russe.

En vérité, ce sera dans l’histoire de la Russie un fait capital et de gloire éternelle que cette conjuration des « dékabristes » dans laquelle des nobles privilégiés tentèrent une révolution n’ayant d’autre but que la destruction de leurs privilèges. Il semble qu’on ait vu quelque chose de semblable en France au dix-huitième siècle, alors que les nobles et les abbés, libres d’esprit et de langage, se moquaient si agréablement des institutions « sacrées » et des « bases éternelles de la société », creusant,