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l’homme et la terre. — contre-révolution

Bien plus, des Phanariotes, c’est-à-dire des Grecs nés dans le quartier de Constantinople dit le Phanar ou le « fanal », obtinrent, en 1731, la domination de la Moldavie et de la Valachie sous la suzeraineté du sultan. D’ailleurs les maîtres Osmanli n’exerçaient point d’exactions savantes : ils s’emparaient des terres, ou bien se bornaient à piller les récoltes et les maisons, à demander doubles et triples impôts, à bâtonner les mécontents, mais dans leur groupement civique, les Grecs avaient toujours conservé les anciennes coutumes, et, sous la responsabilité d’archontes ou de démogérontes, la direction de leurs écoles et de leurs églises. Non seulement la pratique mais aussi l’étude de leur langue avaient contribué à maintenir chez eux la conscience de l’unité nationale. Les Turcs leur permettaient également le libre exercice de leur religion et donnaient à leur patriarche une place éminente à côté de la Sublime Porte : la tolérance du mépris était poussée si loin de la part des vainqueurs que dans leurs prières quotidiennes les orthodoxes grecs demandaient à Dieu et aux saints l’écrasement des barbares, c’est-à-dire de leurs maîtres turcs[1].

Même l’appropriation des terres par les pachas turcs avait tourné contre eux en forçant les Grecs dépossédés à tourner leur génie naturel vers l’industrie et surtout vers le commerce : ce déplacement de travail eut pour conséquence de livrer tout le mouvement des échanges à des hommes qui, par leur nom, leur langue, leur apparence même, et souvent par leur propagande active, étaient les porteurs de l’esprit d’indépendance et rattachaient les uns aux autres, sur tous les points de l’Orient hellénique, les éléments d’une constante conjuration. Enfin, il existait encore des Grecs qui, malgré la conquête mahométane, avaient su garder intact le trésor de leur nationalité : c’étaient les Armatoles de la Thrace, de la Macédoine et de la Thessalie, qui gîtaient dans les hautes vallées, sur les plateaux escarpés, et qui, grâce à la complicité des paysans d’en bas, se montraient soudain dans les fermes des Osmanli ; c’étaient aussi les Klephtes, ou brigands de l’Epire, du Parnasse, du Taygète qui défendaient fièrement leur « liberté sur la montagne ». Ces pillards furent les Grecs par excellence et fournirent ses plus hardis, ses plus tenaces champions à la liberté renaissante de la nation. C’est même chez eux que la langue continua de fleurir littérairement : ils l’enrichirent

  1. A. Genadios, La Grèce Moderne et la Guerre de l’Indépendance, trad. par Louis Ménard.