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idéal de la révolution

colonies américaines, en se détachant de l’Angleterre, se croyaient encore fidèles, loyales, et protestaient avec une parfaite sincérité de leur dévouement à la mère-patrie, de même la France, en se lançant dans la grande aventure de révolte qui devait aboutir à la mort violente des souverains et à la proclamation de la République, était en toute franchise et enthousiasme complètement royaliste. La multitude ne comprenait point l’existence d’une société qui ne fût pas gouvernée par un roi, par un maître ou « débonnaire » ou « grand ». A part une très faible majorité, composée pour la plupart de penseurs appartenant à la noblesse et à la haute bourgeoisie, c’est-à-dire aux classes qui disposaient d’un loisir suffisant et qui pouvaient se rendre compte personnellement des agissements de la cour, la masse de la nation ne demandait qu’à se précipiter servilement et à pleurer d’émotion sur le passage d’un roi. Pendant les années les plus agitées qui précédèrent « Quatre-vingt-neuf », les hommes qui dans la suite se distinguèrent le plus par leur ardeur à combattre les agissements de la royauté et qui votèrent avec conviction la mort de « Louis Capet » avaient eu certainement pour idéal premier un royaume à degrés hiérarchiques, où toute loi, toute grâce aurait continué de s’épancher d’un trône comme d’une source naturelle. Il fallut que la logique impitoyable des événements les entrainât, les forçât quand même à devenir républicains. L’échafaud qui se dressa pour le Roi et la Reine fut un accident, l’effet d’une brouille momentanée entre les auteurs principaux du drame politique, et quand l’histoire reprit son cours normal, elle amena tout naturellement la restauration de la royauté.

Les hommes ne se débarrassent que lentement de leurs préjugés héréditaires, et plus d’un siècle après la Révolution — ainsi brièvement nommée comme si elle avait renversé toutes choses — on constate amplement en France que l’ancien fond monarchiste subsiste encore ; la plupart des prétendus citoyens n’ont pas l’audace de l’être. Ils demandent des maîtres qui pensent et agissent pour eux. Si l’ancien royaume ne s’est pas reconstitué, c’est que les candidats à la domination, y compris les tribuns du peuple, sont fort nombreux et se tiennent mutuellement en échec. Et si l’empreinte de la royauté s’est maintenue, de même celle de l’Eglise. La France est restée catholique aussi bien que monarchique ; certes, elle n’accepte plus les dogmes, mais elle est toujours éprise d’autorité, croyant aux coups de force et