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l’homme et la terre. — les communes

journée de Muret, en 1213, une moitié de l’armée dite « albigeoise » se composait d’Aragonais, venus, avec leur roi Pedro, par-dessus les cols aujourd’hui si peu fréquentés du Salât et de l’Ariège. Un des chroniqueurs qui racontent le massacre des Toulousains et des Aragonais dit qu’après la malheureuse rencontre « le monde en valut moins »[1]. Cette parole est certainement vraie. Lorsque la domination féodale des Français fut solidement établie dans les plaines méridionales et que le centre de gravité de toute la contrée comprise entre la Manche et la Méditerranée se trouva brusquement déplacé vers la Loire et la Seine, la vallée de l’Ebre fut du même coup privée de la force de gravitation qui la reliait aux campagnes d’outre-Pyrénées ; la rupture des rapports et échanges se fit de part et d’autre, en sorte que les Catalans et les Aragonais restèrent très amoindris dans leur résistance contre les Castillans des plateaux. La ruine de l’une des moitiés du monde provenço-catalan entraîna par contre-coup la perte de l’autre moitié. On peut dire que la nature elle-même prit part au recul de civilisation qu’amena la victoire de Simon de Montfort. Depuis lors, les Pyrénées se sont virtuellement dressées plus haut entre les deux peuples. Devenus la frontière de grands États dont soldats et douaniers gardent jalousement tous les abords, ces monts se sont transformés en un mur de séparation complète. Le commerce a fini par être presque supprimé, les relations de voisinage ont entièrement cessé ; à peine quelques rares contrebandiers se hasardent-ils sur les hauts pâtis défendus. C’est la nature que l’on accuse d’avoir créé cette barrière entre les hommes, mais c’est là un pur mensonge : le mal doit être surtout attribué aux mesquines jalousies, à la sotte réglementation des marches interdites entre les États limitrophes !

Dans la France du Nord, des rivalités d’origine, de langue, de mœurs, de religion n’eurent heureusement pas à s’ajouter aux luttes, déjà fort âpres et compliquées de massacres, qui donnèrent naissance aux communes. En divers lieux, des circonstances très favorables vinrent en aide au mouvement, mais partout où le pouvoir royal, féodal, religieux se maintint en toute sa force, la classe bourgeoise se débattit en vain pour acquérir le pouvoir. C’est ainsi que dans l’Ile-de-France, là où les intérêts du peuple semblaient à maints égards se confondre avec celui

  1. Les Croisades contre les Albigeois, Edition Mary-Lafon, p. 149.