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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

les Français et les Anglais, devint un centre d’évolution tout à fait distinct de celui des États-Unis.

Pour de longues années encore, c’est dans la vieille Europe que devait s’élaborer le grand travail préparatoire des transformations politiques et sociales, et c’est principalement la France, le pays de l’Encyclopédie, qui allait servir de champ d’expérience et d’étude. A la veille de la Révolution prévue par tous les penseurs et redoutée par tous les hommes de joie, ce que l’on appelle l’ « Ancien régime », c’est-à-dire l’ensemble de toutes les survivances de l’antique despotisme seigneurial et royal, sévissait encore dans toute sa brutalité, son caprice et sa confusion chaotique. Une des maximes du droit public était que « le peuple reste taillable et corvéable à merci » et il n’était pas moins établi que si nobles et prêtres contribuaient financièrement à la chose publique, c’était à titre exceptionnel et en protestant de leur droit normal à l’exemption de tout impôt. La « gabelle », de toutes les taxes la plus haïe parce que nulle ne fut plus inique, donnait lieu à de véritables persécutions, car la consommation du sel était obligatoire, chaque individu au-dessus de sept ans devant en acheter annuellement au moins sept livres, le « sel du devoir ».

C’est par milliers que l’on comptait les arrestations de sauniers et contrebandiers, par centaines les condamnations aux galères ; en cas de récidive, les malheureux convaincus d’avoir trafiqué de « faux sel » étaient condamnés à la pendaison. Les frontières des douanes intérieures, qui d’ailleurs subsistent encore sous forme d’octroi, à l’entrée des villes, découpaient le royaume en États distincts et ennemis dont tous les passages étaient gardés par l’armée, et le long de ces limites de provinces et de districts, le chaos de lois, de restrictions, d’exemptions locales ou personnelles, si grand que nul ne pouvait s’y reconnaître, laissait ainsi toute licence au caprice des exacteurs. Et de toutes les infamies commises, l’État pouvait se déclarer innocent, puisque la plupart des sources de revenus étaient affermées à de grands personnages, les « fermiers généraux », qui disposaient à leur gré de la force armée et pouvaient faire prononcer des condamnations à la prison, aux galères, à la potence. Puis ils partageaient avec les courtisans et courtisanes pour rester bien en cour et ne pas trop susciter de jalousie contre leur insolente fortune. Quant aux centaines de mille individus ruinés