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dépeçage de la pologne

peuple, qui avait amené la fatale désagrégation du royaume : on resta désuni sur toutes les questions d’ordre intérieur et l’on ne fut d’accord, en apparence, que pour approuver, par une décision formelle de la diète, la terrible amputation que les trois puissances avaient fait subir au pays. Tant de bassesse et de lâcheté put se formuler en langage élégant dans les assemblées délibérantes !

À cette époque, la Russie était assez puissante déjà pour agir à la fois sur ses frontières occidentales, du côté de la Pologne, et au midi, du côté de la Turquie. En 1771, les Russes avaient forcé les retranchements de Perekop, à la racine de la Crimée, et s’étaient emparés de la grande forteresse naturelle formée par la presqu’île. Même la flotte russe partant de la Baltique osa contourner l’Europe pour combattre les Turcs. Les navires de Catherine pénétrèrent dans l’Archipel, essayant de soulever les chrétiens de la Morée et des îles ; on alla jusqu’à tenter une diversion en Égypte. Ces efforts étaient prématurés et la Turquie ne perdit pendant cette guerre aucune partie de son domaine méditerranéen, mais sa flotte fut écrasée dans la baie de Tchesmé, entre l’île de Chios et le continent d’Asie.

En même temps la lutte se prolongeait dans les régions danubiennes avec des succès divers. Lorsque cet acte du grand drame, plusieurs fois séculaire, s’acheva en 1774 par le traité de Kutchuk Kaïnardji, près de Silistrie, la Russie avait certainement acquis une position beaucoup plus forte à ce jeu de la conquête : elle s’était assuré la possession de tout le littoral du nord de la mer Noire, en y comprenant la Crimée, où elle n’exerçait qu’indirectement le pouvoir ; elle était aussi devenue puissance protectrice de la Moldavie et de la Valachie, au nord du Danube, et son droit de libre navigation sur la mer Noire, la mer de Marmara et les détroits était définitivement reconnu par la Sublime Porte. Mais évidemment ce traité n’était, dans l’esprit de ses auteurs, qu’une convention purement dilatoire, les Turcs mahométans ne pouvant abandonner l’idée de la guerre sainte contre les chrétiens, et Catherine II subissant toujours la hantise de la conquête. Certainement le mirage de Constantinople ou Tsargrad, bien nommée la « Ville des Tsars », flottait devant les yeux des souverains du Nord, perdus dans leur pays de glaces et de neige. C’est alors que l’on imagina l’existence d’un « testament de Pierre le Grand », enjoignant à ses successeurs la conquête du Bosphore, et c’est depuis lors que le nom