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l’homme et la terre. — le dix-huitième siècle

dessus des patries, au-dessus des religions et, surtout, bien au-dessus de la routine abominable des lois. On brûlait encore des condamnés à Paris en 1726, et les prisons de Bordeaux, la ville où siégeait Montesquieu, renfermaient encore des cachots effrayants dans lesquels la victime ne pouvait être debout, ni couchée, ni assise !

Toutefois, si acérée que soit l’ironie, si profonde qu’en soit la portée, elle ne vaut pas encore la parole directe d’accusation fulminée contre les grands. Et cette parole, nul ne l’avait encore prononcée. D’ailleurs, après la mort du régent, l’autorité du droit divin s’était pleinement ressaisie. Ni jansénistes, ni protestants, quelles que fussent les persécutions endurées, ne pouvaient pousser le cri de liberté, puisque leur dogme les enchaînait absolument et que, même dans les supplices, ils étaient tenus de vénérer le prince comme le représentant du Dieu qu’ils adoraient. Quant aux penseurs libres, aux hommes dégagés du « mensonge conventionnel », de toute superstition religieuse et monarchique, ils n’osaient pas encore tout dire, ni surtout écrire, de peur de la Bastille ou du bourreau ; leur audace éloquente ne se manifestait d’ordinaire que dans les salons et les cafés, excusée d’avance par l’animation du discours et des répliques, la gaieté et l’esprit des saillies. Et puis la pensée ne vit pas seulement d’elle-même, elle s’accommode facilement à son milieu. Rares étaient les écrivains que les conditions ambiantes portaient vers l’indépendance du caractère et de la parole ; chez ceux d’entre eux qui étaient fonctionnaires la fonction finissait par avoir raison de la vaillance : le bel héroïsme qui s’était attaqué d’abord à tout le mécanisme social se bornait à la critique de tel ou tel abus et ne demandait plus que des réformes.

C’est ainsi que Montesquieu, reçu solennellement par les hauts personnages de l’Angleterre en grand seigneur qu’il était, revint en France fasciné par ce Parlement qu’il avait vu fonctionner avec assez de puissance pour balancer le pouvoir de la royauté. En réalité, la constitution britannique ne s’appliquait qu’à une faible partie de la nation, celle qui comprend les nobles, anciens riches, et les délégués des communes, enrichis récents : la grande masse du peuple, paysans, ouvriers, prolétaires, restait en dehors de ce fonctionnement électoral. Pourtant le mécanisme duquel devait sortir l’équilibre entre les dominateurs de la nation, royauté, noblesse, bourgeoisie, parut un tel chef-d’œuvre politique à Montesquieu que son enthousiasme, devenu com-