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l’homme et la terre. — le roi soleil

butin. On les vit en Asie Mineure, à Sinope qu’ils brûlèrent, sur le Bosphore, à Constantinople dont ils incendièrent les faubourgs. Sans eux, l’empire des tsars, que ne protégeait au sud aucune frontière naturelle, serait certainement devenu simple province de l’islam bysantin. Donc ils avaient droit à la reconnaissance de leurs voisins et compatriotes, Petits-russiens et Grands-russiens.

C’est à eux que la Russie avait dû son indépendance politique ; mais de même que la vetché de Novgorod, la sitch ou setch des Cosaques Zaporogues, c’est-à-dire leur assemblée populaire, campée sur quelque rocher du Dniepr ou dans quelque pli de la steppe que protégeait un rempart circulaire de chariots, formait un conseil républicain, insoucieux de la volonté du tsar. De là des haines furieuses : le libre Zaporogue, tenu pour ennemi, fut bien plus détesté que le Turc mahométan. Et d’ailleurs, comment deux institutions aussi foncièrement différentes que le servage des paysans et une république guerrière auraient-elles pu coexister dans une plaine illimitée comme la Russie, sans autres obstacles intérieurs que des forêts, des marécages et des rivières ? Il est évident que des propriétaires de domaines cultivés par des mains esclaves ne pouvaient tolérer à côté d’eux une société d’hommes fiers de leur indépendance et parcourant librement la steppe dans toutes les directions. Si la communauté remuante des Cosaques se fût maintenue, il eût été impossible d’empêcher la fuite ou la révolte des esclaves les plus énergiques, ceux qui avaient à satisfaire des passions ou à venger des injures. Il fallait que l’une des deux institutions supprimât l’autre, et la morale de la nation qui, ne revendiquant point la liberté pour tous, n’y voyait qu’une heureuse chance ou qu’un privilège de race ou de classe, pouvait faire prévoir que l’âpre intérêt des possesseurs d’ « âmes », russes ou polonais, finirait par l’emporter dans la république du Dniepr.

Le contraste des deux sociétés en lutte devenait d’autant plus aigu que les contrées en litige du sud de la Russie se trouvaient alors en voie de peuplement rapide et que tous les intérêts de l’Europe orientale étaient directement sollicités par les transformations qui s’accomplissaient dans le pays. En effet, brigands turcs et cosaques avaient tellement dévasté les parties méridionales de la Russie, entre la zone des « terres noires » et le littoral, qu’il n’y avait plus rien à piller, que les habitants avaient disparu jusqu’au dernier, et que les incursions à la recherche du butin devenaient trop longues pour que le résultat pût en compenser les fatigues et les