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l’homme et la terre. — le roi soleil

mettre son empire en communication directe avec l’Europe par la conquête du golfe de Finlande, d’autre part il coupait les routes de commerce en dégarnissant sa frontière occidentale pour la livrer ainsi, sans le vouloir, aux entreprises des rois de la Pologne et de la Suède. Lorsqu’il mourut en 1584, il laissa les peuples terrorisés, prêts à tous les abaissements, à toutes les tyrannies. C’est alors que le régent Boris Godunov, qui, plus tard, s’empara du pouvoir suprême (1598), put consommer le crime de rattacher les paysans à la glèbe en « âmes » sujettes, en véritables esclaves, et cela sous le prétexte d’améliorer la situation du pauvre peuple. Mais il ne pouvait en être autrement. L’autocratie absolue comporte l’assujettissement complet des populations. La noblesse, ou plutôt l’ensemble des courtisans, drorianstvo ; désormais asservis sans garanties aucunes à la volonté maîtresse, ayant été transformée en une pure hiérarchie de fonctionnaires dépourvus de tous droits politiques et soumis même pendant longtemps aux peines corporelles, il en résultait que la servitude se répercutait dans tout l’organisme social jusqu’au dernier individu, sur la multitude des moujiks. L’esclavage existait déjà en fait lorsqu’une loi de Boris Godunov, en 1590, défendit aux travailleurs de changer de résidence pour ne point voler leurs bras aux propriétaires du sol. Le nombre des paysans attachés par lui de force à la glèbe moscovite est évalué à 1 500 000, armée de malheureux qui devait s’accroître, décupler, vingtupler même pendant une durée de trois siècles, malgré tous les progrès et révolutions accomplis autour de la Russie dans le reste du monde.

La période qui suivit immédiatement les temps maudits d’Ivan le Terrible et de Boris Godunov fut peut-être pire encore : le peuple semblait s’être complètement abandonné ; il était la proie de l’hallucination et de la folie. Les jésuites, qui visaient à la domination du monde, purent croire que le moment était venu de s’emparer de la Russie comme ils s’étaient emparés de la Pologne pour la gouverner au nom du roi Sigismond. Suivant leur méthode qui consista toujours à faire les révolutions par en haut, en circonvenant les maîtres et en les changeant au besoin, ils lancèrent un imposteur, prétendu fils de tsar, pour leur préparer les voies et, bientôt, en effet, ils occupaient le Kreml’ de Moscou, bien gardés par une garnison polonaise. Mais ils abusèrent du pouvoir conquis, distribuant trop ostensiblement les places lucratives à leurs protégés étrangers, de Pologne et d’Allemagne, et le sentiment national aidant, une