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l’homme et la terre. — colonies

tion de vies humaines, et, dans l’ensemble, il ne parait pas que les nouveaux venus aient rapporté dans le pays de leurs ancêtres berbères des éléments de civilisation supérieure ; ils se perdirent peu à peu dans le milieu des musulmans africains ; cependant ils se sont maintenus çà et là en groupes distincts, se transmettant avec fidélité les belles légendes de la contrée perdue. La haine du « Roumi » s’est conservée chez eux, plus ardente, plus âpre que celle des indigènes du Maroc ou de l’Algérie. Un voyageur, séjournant récemment à Fez, parle avec émotion de ce sentiment de froide répulsion, implacable, méprisante, avec lequel le regardaient, lui fils de chrétien, les fils des Maures chassés par Philippe II[1].

Dans chaque effet se retrouvent les causes, de même que les causes dans leur infini mélange produisent des conséquences analogues. On est donc étonné d’avoir à constater que l’Espagne, quoique diminuant très rapidement en population, en prospérité matérielle, et n’ayant plus guère en dehors de ses prêtres, de ses soldats et de ses fonctionnaires que des vagabonds et des mendiants, eût encore en cette période de décadence une admirable floraison d’écrivains et d’artistes. Plusieurs des premiers d’entre les Espagnols et d’entre les hommes de tous les temps, Cervantes, Lope de Vega, Calderon de la Barca, Antonio de Herrera, Ribera, Zurbaran, Velasquez et Murillo, Camoëns appartiennent à cette lamentable époque de compression dans laquelle plusieurs de ces personnages durent s’abaisser jusqu’à devenir « familiers », c’est-à-dire policiers de l’Inquisition. Quoique souillés par l’exercice d’un pareil métier, ces hommes furent grands. C’est que l’élan reçu pendant la génération précédente, lorsque l’Espagne apparut soudain la première parmi les nations et que s’accomplirent les prodiges de la découverte du Nouveau Monde, avait suffi pour susciter jusque dans le siècle suivant toute une pléiade de génies ayant la fierté, le langage et l’allure dignes de la race ; consciente de son antique héroïsme, tant de fois éprouvé, l’Ibérie célébrait après coup, et même en un siècle d’abaissement, tout ce qu’elle avait voulu, achevé et pressenti de grand et de beau.

Au moment où, se sentant mourir, le peuple se redressait dans sa plus noble attitude, il chantait son hymne de gloire, celui que l’on

  1. Ed. Ditte. Questions diplomatiques et coloniales, 1901.