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multiplicité des groupements

l’égalité primitive des hommes que les marins, se sentant menacés par la mort, cherchaient à établir la justice entre eux, et c’est au nom de la même égalité qu’à la fin du voyage, les juges résignaient leurs fonctions et s’adressaient à leurs compagnons de péril : « Ce qui est arrivé à bord nous devons nous le pardonner réciproquement, le considérer comme non avenu… c’est pourquoi nous vous prions tous, au nom de l’honnête justice, d’oublier toute animosité ou rancune que l’un de nous pourrait garder contre un autre, et de jurer sur le pain et le sel de n’y point penser avec quelque idée mauvaise ». Même en débarquant, les membres de la guilde flottante tâchaient de se reconstituer en groupes nouveaux, et sur tout le pourtour de la Méditerranée chaque ville commerçante avait ses quartiers spéciaux où des colonies vénitiennes, génoises, provençales ou catalanes formaient autant de petites Venise, Gênes, Marseille ou Barcelone[1].

C’est naturellement en Italie, où le souvenir de la république romaine ne s’était jamais éteint, que le mouvement des communes libres atteignit le plus tôt une grande valeur historique. Même pendant le « premier » moyen âge, des cités autonomes n’avaient cessé d’exister. Telle fut la glorieuse Venise, qui devait d’ailleurs à la nature, comme les populations de la Frise et des Flandres, d’être protégée efficacement contre les attaques du dehors. Dès l’époque romaine l’un de ses îlots était habité, ainsi qu’en témoignent des restes de substructions anciennes, descendues actuellement au-dessous du niveau de la mer. Mais lors de la migration des Barbares, surtout après la chute d’Aquilée, où venait se concentrer tout le trafic de la mer Adriatique septentrionale, les gens de la terre ferme vinrent en grand nombre chercher un asile sur le sol tremblant des îlots parsemés devant la côte basse. Les avantages commerciaux qui appartenaient à la cité du littoral passèrent à la ville qui s’était transférée en pleine eau des lagunes. « Quelles furent les causes de la grandeur de Venise » ? se demande Cesare Lombroso, et la réponse qu’il se donne à lui-même tient à peine compte des conditions géographiques du milieu, « qui eurent cependant le rôle majeur dans la destinée de la République. Au point de vue de la défense, d’une importance capitale dans une période de guerres incessantes. Venise n’était elle pas également bien protégée

  1. Oscar Peschel, Geschichte des Zeitalters der Entdeckungen, p. 13.