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impuissance de la monarchie absolue

manière complète pour une période de trois siècles : pendant ce temps on n’apprit de part et d’autre que par des prisonniers réduits en esclavage les événements qui s’étaient déroulés en pays ennemi. Il est vrai que les Espagnols avaient pu se maintenir en apparence sur la terre africaine en fortifiant la ville d’Oran d’une ceinture de murailles et de puissants ouvrages militaires ; mais ils se trouvaient enfermés dans cette grande caserne, comme ils le sont aujourd’hui à Ceuta, à Melilla et dans leurs autres présidios de la côte marocaine : ils n’osaient sortir des portes, au delà desquelles chaque buisson cachait un ennemi.

Mais cet insuccès des Espagnols de l’autre côté de la mer bleue resta ignoré ou du moins inexpliqué et mystérieux, perdu dans l’éblouissement des victoires. La transformation politique de l’Espagne en cette courte période pouvait être en effet considérée comme une succession de prodiges. Nulle raison saine n’aurait pu imaginer d’avance de pareils événements. Comment un petit roi d’Aragon, une pauvre reine de Castille, personnages secondaires parmi les souverains d’Europe, purent-ils mener à fin une œuvre à laquelle les chrétiens d’Espagne s’étaient acharnés pendant sept cent années ? Et cette œuvre, ils l’achevèrent entièrement, constituant l’unité politique des anciens royaumes distincts, et ajoutant à ce noyau péninsulaire toute une multitude de duchés, de comtés, de seigneuries, de villes dites « libres » ; puis, voici qu’un nouveau monde surgit par delà les océans, et ce monde, c’est l’Espagne encore qui se l’attribue et en réalise la conquête : des bandes, comprenant au plus quelques centaines d’Espagnols, se lançaient presque au hasard à travers des pays inconnus, parmi des millions d’hommes qui auraient pu être des amis, mais que l’on rendait ennemis par des violences et des brutalités sans nom : assurés de leur victoire, quoique privés de toute communication avec la mère-patrie, ils allaient droit devant eux et, dans les combats, voyaient distinctement la vierge Marie, saint Jacques de Compostelle et d’autres dignitaires des cieux accourir pour prendre part à l’égorgement des infidèles. Il n’est pas étonnant que, protégés ainsi par le ciel, les Espagnols eussent encore, par une merveilleuse conjoncture des astres, la chance de voir leur roi, presque un enfant, placer sur sa tête la couronne du « saint empire Romain » qu’avaient gouverné César et Charlemagne. Rien ne paraissait plus impossible : la monarchie universelle, image terrestre de l’infini royaume des cieux, semblait à la veille de s’étendre sur le monde.