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l’homme et la terre. — la renaissance

accablée par le travail et manquant souvent du nécessaire, l’utopie est le « pays de Cocagne », le « Schlaraffenland », où les sources de lait et de vin jaillissent du sol, où les repas délicieux tombent du ciel tout préparés, où les tables chargées de viandes et de fruits se dressent à souhait sous l’ombrage, au bord des ruisseaux chanteurs. La ripaille est le rêve du peuple famélique, tandis que l’humanité bien nourrie mais amoureuse des livres voit dans son imagination surgir un palais aux vastes bibliothèques, fournies de volumes à la reliure superbe et au texte irréprochable. L’abbaye de Thélème, la plus belle demeure d’Utopie qu’ait élevée la Renaissance, renfermait de « grandes librairies en grec, latin, hébreu, françois, tuscan et espagnol, disparties par les divers étages selon y ceux langages ». Et, chose extraordinaire : dans cette abbaye, si différente de toutes autres, dans cet asile idéal de la libre conscience, de l’étude et du bonheur par le respect mutuel et par la pratique de la vie noble, en ce « séjour d’honneur », Rabelais, le peintre de tant de goinfreries, néglige absolument les cuisines. Il se plaît à donner tous les détails de l’architecture ; il décrit galeries peintes, salles d’étude et de jeux, collections, observatoire, bassins de natation, jardins, toutes les dispositions des édifices qui pouvaient contribuer au confort des habitants ; il a si grand soin de dépeindre ce palais de la Volonté et de la Conduite Libres qu’on a pu essayer de reproduire le plan de l’abbaye utopique[1] ; mais l’auteur n’a pas songé ou peut-être a dédaigné de mentionner la réfection du corps en viande et en boissons, fait étonnant à une époque où chaque abbaye possédait des cuisines monumentales et reposait sur d’amples caves emplies de barriques superposées[2].

Les souverains qu’affolent si fréquemment le vertige du pouvoir et l’encens des flatteries et des louanges devaient également subir à leur manière la griserie de cette époque et donner à leurs chimères une forme romantique. Le duc de Bourgogne Charles le Téméraire fut, au milieu du quinzième siècle, le type le plus remarquable de ces chefs d’État qui se laissaient emporter par la passion frénétique de l’impossible. D’ailleurs, la bizarre configuration de ses États, si peu conforme aux divisions géographiques naturelles, dut contribuer pour une bonne part à la destinée fatale de l’ambitieux personnage : cet ensemble disparate de

  1. Arthur Heulhard, Rabelais, ses Voyages en Italie ; César Daly, Revue d’Architecture, 1841.
  2. Eugène Noël, Notes manuscrites.