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l’homme et la terre. — la renaissance

disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte que personne se die sçavant, hébraïcque, chaldaïcque, latine. Les impressions, tant élégantes et correctes en usances, qui ont esté inventées de mon aage par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique… Tout le monde est plein de gens sçavans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples… Je voy les brigans, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant, plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps ». Il faut entendre aussi l’ardent Ulrich von Hutten pousser un cri de joie en l’honneur de son siècle : « O sæculum, o litteræ ! Juvat vivere etsi quiescere nondum juvat ![1] »

L’excédent de force que possédait la société de la Renaissance, et qui lui permit de faire de si grandes choses, devait se manifester aussi en œuvres sans réalisation pratique : l’Age des étonnantes découvertes dans l’espace et dans le temps fut également celui de pérégrinations dans un monde chimérique. L’ivresse d’une science mal comprise dans ses détails, mais profondément ressentie dans son ampleur et dans sa portée, est toujours créatrice d’utopies, d’un vol d’imagination d’autant plus étendu que la vie contemporaine a produit plus de changements. La triomphante victoire des Grecs sur les innombrables hordes que les rois de Perse avaient lancées contre eux porta les vainqueurs à se considérer presque comme des dieux, et, malgré la pondération naturelle de l’esprit hellénique, les écrivains imaginèrent à l’envi des sociétés idéales qu’ils savaient d’ailleurs ne devoir jamais se réaliser. Un mouvement analogue se produisit aux beaux siècles de la Renaissance et sous une poussée de même nature : tout ce qui s’était fait de surprenant dans la vie des nations fit naître par contre-coup un monde de rêves, presque tous grandioses et splendides. Toutefois il s’en faut que les utopies des philosophes et des poètes fussent toutes de véritables améliorations du monde actuel, une fois transformées en faits. Loin de là. Il est rare que le rêve ait la beauté de la vie. En outre, les livres des utopistes ressemblent à leurs auteurs : comme tous les autres écrits, ils reproduisent les nobles désirs et les ambitions mauvaises, les hauts sentiments et les passions basses de ceux qui les ont pensés. Souvent, dans ces œuvres de chimère, le mauvais l’emporte sur le bon. N’est ce pas là ce qu’il faut dire de la

  1. O siècle, ô belles-lettres ! Il plaît de vivre, quoiqu’il ne plaise pas encore de se reposer !