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l’homme et la terre. — découverte de la terre

unité se manifesta par la consolidation en un seul royaume des deux États d’Aragon et de Castille, dans les mains d’un couple royal agissant en un même élan de tenace volonté. Mais d’une manière intime et profonde, l’unité vraie avait eu pour cause l’association, la « sainte fraternité » (santa hermandad) des villes et des districts de campagne pour le maintien de leurs droits, de leur liberté et de la paix domestique contre toute oppression des nobles et toute violence des chevaliers. L’alliance des cités mit un terme à cette incohérente domination des seigneurs qui avait si longtemps entretenu la guerre civile ; mais la nation industrieuse qui se relevait ainsi, constituant la bourgeoisie en face de la noblesse, ne s’était pas sentie assez forte pour agir seule : elle s’appuyait d’un côté sur la royauté conquérante des Ferdinand et des Isabelle, de l’autre sur l’Église catholique, l’ennemie acharnée des Juifs et des Maures.

Jamais on ne vit se mêler d’une façon aussi étroite, en une grande crise sociale, des éléments aussi divers, comprenant à la fois des ferments de transformation heureuse pour le développement de la nation en force, en vitalité, et des germes de destruction entraînant sinon la mort, du moins une longue asphyxie. Les éléments de vie, fournis par la ligue fraternelle des cités, sont ceux qui donnèrent à l’Espagne, pourtant si disjointe au point de vue provincial, une remarquable solidité en face du reste de l’Europe : les éléments de mort consistèrent dans l’abandon de l’autorité à la royauté centralisée et surtout à l’Église « infaillible », Cette liberté, que les villes avaient victorieusement revendiquée contre les nobles, n’en devait pas moins être sacrifiée, au profit d’autres maîtres : même ce nom de « santa Hermandad », qui avait été celui de la fédération des villes libérées, devint, par une sanglante ironie, la désignation du tribunal féroce des inquisiteurs.

Par le jeu de toutes ces énergies combinées, la même année (1492), qui vit la prise de Grenade, dernier point de l’Espagne occupé par les Maures, et le débarquement de Colomb aux Bahama, vit aussi l’expulsion de cent soixante mille Juifs dont l’intelligence des affaires, l’activité commerciale, aussi bien que l’étude des sciences, avaient fait les vrais initiateurs de la bourgeoisie naissante. À cette mesure d’expulsion générale prise contre les Juifs, succéda bientôt un décret analogue lancé contre les Maures. On ne peut s’empêcher de constater la grande différence, au point de vue moral, entre la conduite des souverains d’Espagne et celle des sultans de Turquie ! Mahomet II, entrant à