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perte des routes d’orient

hontes et d’avanies à subir pour garder ce reste de trafic diminuant d’année en année ! Dans l’ensemble, ce fut bien pour l’Europe vivante comme si la terre même qui portait les chemins de l’Inde avait disparu. On pouvait même se demander si la mort historique n’allait pas également frapper la Méditerranée. Les hommes, les dieux meurent ; de même les terres et les eaux. Ainsi la « mer Intérieure », qui avait été la mer par excellence, depuis les temps mythiques où les Crétois dominaient sur les flots, c’est-à-dire depuis des milliers d’années, l’admirable bassin autour duquel les peuples en amphithéâtre s’étaient assis, de Tyr à Carthage et à Syracuse, l’immense domaine liquide, la « grande mer », se trouvait maintenant inutilisée, supprimée pour ainsi dire, entre les Turcs du Nord et de l’Est, qui en avaient détaché la mer Noire, l’Archipel, les mers de Crète, de Syrie, d’Égypte, et les Arabes pasteurs qui en occupaient les rives méridionales. Ses eaux allaient peut-être redevenir désertes comme l’étaient devenues tant de ses terres riveraines, dont les sabots des chevaux d’Orient avaient déraciné le gazon.

Ainsi les républiques commerçantes de l’Italie septentrionale, les plus menacées par cette approche de la mort, devaient elles, plus que tous autres pays, faire effort pour se débarrasser de l’étreinte du cadavre, pour repousser loin d’elles le poids étouffant. Mais que faire, en ce pressant danger ? Le premier sentiment, celui de la résistance impulsive, incitait les porteurs du commerce mondial à réagir par la violence, par de formidables attaques contre les envahisseurs musulmans. On pensa même à renouveler le mouvement des Croisades, et le pape Pie II essaya de ramener dans celle voie de combat toutes les forces de l’Église ; on échangea beaucoup de promesses, mais, à la fin du quinzième siècle, les signes avant-coureurs du grand schisme protestant se révélaient dans toute la chrétienté, et les États du Nord, tournés vers l’Océan, jouissant de leurs libres communications commerciales les uns avec les autres, n’avaient sérieusement cure d’intérêts purement italiens comme semblait l’être le maintien des anciennes voies du trafic international. La seule tentative qui prît forme fut l’envoi, par le roi de France Charles I, d’une vingtaine de galères vers la mer Egée, en 1501, expédition qui, du reste, aboutit à un échec complet devant Mételin. Les républiques d’Italie eurent donc à s’accommoder de leur mieux au nouvel ordre des choses, en faisant leur paix avec le Grand seigneur et en profitant de quelques ouvertures qu’il lui convenait