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l’homme et la terre. — les communes

ment Niebuhr, dans mon pays, chez les Dithmarschen, il n’y a jamais eu de serfs »[1]. C’est à la bonne nature qu’il était redevable de ce privilège. Si la terre des Frisons et des Dithmarschen s’est maintenue libre jusqu’au commencement du dix-septième siècle, malgré la pression des grands États féodaux qui confinaient au sud et au sud-ouest, c’est qu’elle était protégée par des marais difficiles à franchir, par des canaux vaseux, par des espaces coupés de fondrières, où se seraient enlizées les lourdes cavaleries des barons bardés de fer. Jaloux de rester seuls à connaître leur pays, les gens des marécages se gardaient bien d’initier à la pratique des gués périlleux les seigneurs et leurs hommes d’armes. La boue les défendait, mieux qu’ailleurs des bras de l’Océan ne protégeaient des populations insulaires.

C’est pour une raison analogue que, de l’autre côté des bouches rhénanes, les hommes des « terres neuves » de la Flandre étaient des hommes libres. Pour conquérir un sol ferme sur la mer et sur les fleuves, la « corvée » n’eût point suffi ; il fallait la liberté créatrice, la franche initiative, l’intelligence et la présence d’esprit dans le travail. Les « hôtes ». défricheurs et draineurs ambulants auxquels les princes féodaux de la terre ferme concédaient ces champs futurs, n’auraient pu accepter la rude besogne s’ils avaient été soumis au cens personnel et aux autres taxes qui pesaient sur les serfs, et surtout s’ils avaient eu des recors, des gens armés du glaive ou du bâton pour les surveiller dans leur travail : tout ce qu’on pouvait leur demander, c’était de promettre le paiement d’une redevance annuelle quand la terre aurait été conquise. Toute subvention préliminaire leur était inutile : qu’on les laissât libres d’agir, cela leur suffisait, la force leur était donnée par la puissance de l’association. Dans leur œuvre savante et de tous les instants, entreprise pour discipliner les éléments, ils devaient compter les uns sur les autres, se distribuer les travaux, tous également utiles à la réussite définitive, vivre dans une communauté d’efforts qui constituait une véritable république d’intérêts et d’amour mutuel. C’est par une collaboration de même nature que, bien avant les monarchies égyptiennes et assyriennes, les riverains du Nil, du Tigre, de l’Euphrate ont créé ces admirables campagnes dont les souverains absolus devinrent facilement les maîtres quand il n’y eut plus d’autre travail à faire que celui de la surveillance et de l’entretien. De

  1. Jules Michelet, Histoire Romaine. 1 vol., p. 9.